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PHILOSOPHIE. CARACTÈRES GENERAUX

L’esthétique de M. Benedetto Croce, qui est une théorie de l’art et, auparavant, une théorie générale de l’expression, doit être, selon son auteur, la première partie, et même le quart, de la philosophie totale. La sociologie de Vilfredo Pareto, bien que pleine de données d’observation, historiques, statistiques, etc., fait appel à des principes d’explication d’une nature si générale qu’elle paraît à quiconque être pleine de philosophie. La curiosité soulevée par la relativité d’Einstein, l’intérêt qui s’attache en physique à la question des quanta ou à la mécanique ondulatoire, tiennent à ce qu’en ces domaines on sent qu’on est entré dans la philosophie, soit parce que des problèmes de méthodes si profonds laissent pénétrer dans la structure intime de l’esprit, soit parce que certains phénomènes semblent avoir le privilège de révéler la structure intime de la matière. Nous pourrions continuer à énumérer beaucoup d’autres travaux scientifiques qui, pour l’ensemble de l’humanité pensante, sont notoirement philosophiques. Or, ils portent sur toutes sortes de choses disparates. Si donc la philosophie, en sa richesse et sa fécondité actuelles, comprend des théories immenses qui n’ont rien de commun et des études de détail qui n’ont rien de commun avec les grandes théories ni entre elles, on en vient à se demander s’il y a une unité de la philosophie, et si, par conséquent, l’existence de la philosophie n’est pas simplement un désir universel et une vague orientation ?

Attitude que peut prendre le catholique à l’endroit de ces conceptions.

Les catholiques, qui possèdent les certitudes absolues de la foi et qui se fient dans les directions de l’Église, savent que la révélation chrétienne implique des certitudes rationnelles, donc une certaine philosophie, ou implicite et qu’on peut développer, ou déjà fondamentalement fixée. Ils savent aussi que l’Église tient absolument à maintenir les principes d’une philosophie intellectualiste réaliste, et que, depuis beaucoup de siècles, elle emploie pour son enseignement authentique la doctrine de saint Thomas d’Aquin. L’attitude normale du catholique ne devrait-elle pas alors consister à s’attacher simplement au thomisme, lequel serait la philosophie tout court, et à rejeter tout le reste, comme on rejette des contrefaçons malhonnêtes, déraisonnables et inutilisables ? — Prendre ce parti tranchant vis-à-vis de la pensée contemporaine serait dangereux.

1. Ceux qui n’ont pas été élevés dans la doctrine catholique d’une manière complète, ceux qui n’ont pas suivi des cours réguliers de philosophie thomiste, et c’est l’immense majorité des gens instruits, s’imagineraient que l’Église ignore ce que le monde moderne a produit de plus profond et de plus subtil, et que, par conséquent, ses enseignements sont surannés et dépourvus de sens. Le devoir s’impose donc, aux philosophes catholiques, de connaître à fond les philosophies profanes, d’en scruter le vrai et le faux.

2. Il n’est pas possible que les travaux de tant de penseurs profanes n’aient abouti à la découverte d’aucune vérité. Assurément, la manie absurde qu’ont tant de philosophes de recommencer tout, comme si personne n’avait réfléchi avant eux ; un orgueil corrompu, aussi grand que celui des littérateurs, affectant de dire des choses nouvelles et étranges ; la mode, qui entraîne des générations entières dans un sillage que la génération suivante tient pour insensé ; l’insuffisance des points de vue trop abstraits et limités, ne voyant qu’un seul aspect du réel ; ces causes, et d’autres encore, vicient les philosophies profanes, et l’immense travail accompli depuis le xvie siècle a abouti à un gaspillage véritablement effroyable. Il reste pourtant que, sur bien des points, des acquisitions définitives ont été réalisées, qu’on n’a pas le droit de les ignorer, et qu’on a le devoir de les intégrer à la « philosophie éternelle ».

3. Surtout, il y a une exigence de la pensée contemporaine qui nous oblige à reprendre en ses données premières le problème de la nature de la philosophie. On est persuadé aujourd’hui, à tort ou à raison, que la philosophie continue la science et est fondée sur elle : une philosophie constituée avant la naissance de la connaissance mathématique du monde matériel compte-t-elle alors, et a-t-elle même le droit de se présenter ? Cette dernière question est de telle importance que nous la traiterons plus loin, à part. Reste, en tout cas, que nous devons, au moins provisoirement, examiner la production philosophique anarchique d’aujourd’hui, pour essayer d’y dégager des caractères généraux, d’y retrouver l’inspiration implicite de la véritable philosophie.

II. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES DISCIPLINES PHILOSOPHIQUES ET DES SPÉCULATIONS PHILOSOPHIQUES.

Or, aussi bien les systèmes proprement philosophiques que les études particulières tenues pour philosophiques présentent, malgré les oppositions de leurs objets, de leurs méthodes et de leurs fins, certains caractères généraux que l’analyse peut reconnaître partout.

1° Dans tous les cas que nous avons cités de systèmes ou d’études tenus pour philosophiques, on pourrait reconnaître un effort pour aller jusqu’au bout de sa pensée, pour tirer parti des données au delà de ce qu’on fait communément. Ce caractère, à lui seul, selon William James, suffirait à faire reconnaître la philosophie : Philosophy is only an unusually obstinate effort to think clearly.

2° Or, aller jusqu’au bout de sa pensée, c’est nécessairement en chercher les fondements suprêmes, les principes premiers ; c’est, en même temps, s’essayer à scruter les données de la pensée en leur intimité, donc s’efforcer de pénétrer dans la réalité extérieure à nous en ce qu’elle a de plus intime, aussi bien que dans les profondeurs de notre propre vie spirituelle.

3° Faire effort pour aller jusqu’au bout de sa pensée, tâcher de pénétrer le réel en sa plus profonde intimité, c’est chercher ce qui est premier, ici dans l’ordre de la connaissance, là dans l’ordre de l’être. D’où ce troisième caractère des études philosophiques : elles portent sur ce qui est premier, c’est-à-dire sur ce qui est supposé implicitement par la science constituée ou par l’expérience humaine constituée. La philosophie est la mise au jour des infrastructures de la science et de l’expérience commune. C’est pourquoi on en fait si aisément sans s’en douter, et pourquoi on en fait de manières si opposées. Au fond, tout effort de réflexion totale est de la philosophie ; et, comme tout le monde accomplit quelquefois de ces efforts, tout le monde fait de la philosophie, comme M. Jourdain faisait de la prose. Mais chacun en faisant selon son caprice, les produits sont disparates, opposés, inutilisables.

4° Ce caractère de porter sur ce qui est premier en implique un autre, sur lequel il convient d’insister un peu plus, parce que, souvent, on le comprend à faux : une connaissance qui porte sur ce qui est premier est une connaissance qui n’a rien avant soi dans l’ordre logique, elle ne dépend pas d’une autre connaissance, elle est autonome. Par exemple, la logique étudie les idées premières, celles qui sont supposées par les autres notions et n’en supposent aucune autre ; les principes premiers, c’est-à-dire ceux qui sont exigés par l’exercice de la pensée et n’exigent pas d’autres principes ; les certitudes premières, c’est-à-dire les certitudes si immédiates qu’on ne puisse les rapporter à aucune autre, et si fondamentales, qu’elles rendent possibles les autres certitudes. Il est évident que la logique est autonome en ce sens que, une fois arrivée aux notions premières, aux principes premiers, aux