Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 12.1.djvu/91

Cette page n’a pas encore été corrigée
167
168
PÈCHE. GRAVITE INEGALE DES FAUTES


affecté le péché, et qui louchent à cela même qui est le principe de notre rectitude morale : la raison, la charité, la loi, Dieu. Par là, il y a un certain retentissement universel de tout péché dans l'âme humaine. Là-dessus, voir VII, Les effets du péché. Ce n’est qu’un bien particulier où l’on tend ; mais c’est la majesté de la loi, etc., d’où l’on se détourne.

On pense bien que cette dispersion, où se répand le péché, ne fait guère l’affaire de la science morale, singulièrement de la théologie. Aussi, depuis longtemps, et ne fût-ce que pour contenter un besoin de l’intelligence, a-t-on essayé quelque organisation de cette matière décevante. La théorie des péchés capitaux est l’un des meilleurs bénéfices de cette recherche. La théologie en doit l’héritage à saint Grégoire le Grand, qui le reçut d’une tradition déjà formée. Entendue à la manière de saint Thomas, comme nous verrons, cette classification possède une valeur objective et dénonce une certaine connexion des péchés. L’amour de soi, qui porte le pécheur dans tous les sens, peut faire prévoir qu’il s’attachera à quelqu’un de ces biens que signalent les péchés capitaux. De plus, chacun des péchés capitaux est propre à susciter quelques péchés déterminés, le plus souvent associés à l’appétit déréglé de ce bien principal. Voir ci-dessous, VI : Les causes du péché.

Par ailleurs, saint Thomas ne s’interdit pas à l’occasion de relever quelque enchaînement de péchés quand il dit, par exemple, que des péchés moraux conduisent quelquefois à la perte de la foi, que des péchés plus légers conduisent à l’orgueil. Sum. theol., II 11 - !  ! 33, q. clxii, a. 7, ad 3um, ad 4um. De même, ne peut-on concevoir des hommes organisant systématiquement leur vie de péché, en ce sens qu’une fin étant par eux préférée, l’excellence propre par exemple, ils ordonnent ingénieusement à la servir les actes qui y sont le mieux adaptés ? On serait donc tenté de reconnaître, en ce monde du péché, quelques lignes constantes et quelques connexions partielles : grâce à quoi se trouve quelque peu dirigée, jusqu’au sein du mal, l’intention vagabonde du pécheur.

Inégale gravité des péchés.

 Nous avons reconnu

aux péchés une certaine communauté du côté de l’aversion. Par là, ne sont-ils pas tous égaux ? Et si l’aversion fait la gravité du péché, par là ne sont-ils pas tous également graves ?

1. Preuve de cette inégalité.

Une école philosophique a jadis enseigné l'égalité dans le mal de tous les péchés, comme elle enseignait l'égalité de toutes les vertus.

Saint Augustin a connu cette opinion stoïcienne qu’il rapporte dans la lettre à saint Jérôme déjà citée. Epist., clxvii, P. L., t. xxxiii, col. 733. Il eut même à la combattre chez des contemporains qui, sous l’influence de Jovinien, renouvelaient en plein christianisme ces dogmes stoïciens. Et cette circonstance nous a valu de la part de saint Augustin des distinctions expresses où se trouve définie ce qu’Harnack a appelé l'échelle de la vertu et du vice. Voir art. Augustin', t. i, col. 2440-2441. Il n’est d’ailleurs pas impossible que l’on puisse relever, chez certains auteurs ecclésiastiques, comme saint Basile et saint Isidore, des traces d’un sentiment suspect selon lequel les moindres péchés seraient déjà de grands péchés. On comprend le louable souci d’où proviennent ces pensées : mais elles sont en toute rigueur inacceptables (voir une pieuse interprétation de ces auteurs dans Billuart, op. cit., tr. De peccalis, diss. III). Saint Thomas a connu l’opinion stoïcienne, que Cicéron expose et approuve dans ses Paradoxa ad M. Brulum, par. m (en deux autres ouvrages, le même Cicéron réfute l’opinion stoïcienne : Pro Murena, c. xxix-xxx ; De finibus…, l. IV, c. xxvii, n. 74 sq.). Tout indique que l’auteur de la Somme théolo gique a vérifié ses informations par une lecture directe de l'écrivain latin.

Contre l’opinion stoïcienne, le sens commun se rebelle ; le sens chrétien aussi, en ce qu’il a de plus constant, que confirment soit des textes inspirés (Qhi tradidit me tibi majus peccatum habel, Joa., xix, 11 : etc.), soit l’enseignement ordinaire et les usages universels de l'Église. La nécessité de justifier l’inégalité des péchés contre la philosophie stoïcienne et tes adeptes renaissants conduira donc le théologien catholique à préciser très exactement ce qu’il a d’abord avancé sur la commune aversion des différents péchés. Pour nous, la connaissance que nous avons acquise de la nature du péché doit ici assurer notre étude. mais recevoir à son tour de celle-ci un surcroît de garantie et de discernement.

Les arguments des stoïciens étaient nombreux : voir Cicéron, loc. cit. Saint Thomas semble avoir dégagé justement leur pensée foncière quand il dit que ces philosophes considéraient le péché du côté de la privation ; or, croyant que toute privation est absolue, ils concluaient que tous les péchés sont égaux (le mot de privation est étranger au texte de Cicéron ; cf. cependant pour la pensée, quum, quidquid peccatur, perturbatione peccetur rationis atque ordinis, perturbata autem ralione et ordine, nihil possil addi quo magis peccari posse videalur…). Puisqu’il s’agit de l’aversion du péché, montrons que toute privation n’est pas absolue ; que celle dont souffre le péché est susceptible de plus et de moins. Un peu d’attention découvre qu’il y a les deux genres de privations : celles qui ne laissent dans le sujet absolument rien de la disposition contraire, comme la mort qui ôte complètement la vie. Ces privations-là ne souffrent ni plus ni moins, et il serait ridicule de dire que des morts sont plus ou moins morts. Mais il est des privations qui laissent dans le sujet quelque chose de la disposition contraire, comme la maladie qui ôte plus ou moins de santé. A celles-ci, on applique justement le plus et le moins, et tout le monde comprend qu’un homme soit plus ou moins malade. En ce cas, il est d’un grand intérêt que la privation soit petite ou grande, que la maladie soit légère ou grave ; s’il fallait être malade, on préférerait l'être peu que l'être extrêmement ; tandis que lorsqu’il faut mourir, ces différences perdent leur sens. Or, la privation dont souffrent les péchés est dans le genre des privations variables ; jamais, elle n’est une privation absolue. Ils sont privés en effet de la juste convenance à la raison : or, ils ne peuvent l'être au point d'ôter complètement l’ordre de la raison. Car le mal, s’il n’y a que du mal, se détruit lui-même. En l’espèce, il ne resterait rien de la substance de l’acte ni de l’affection de l’agent, s’il ne restait rien del’ordre de la raison. Aussi importe-t-il beaucoup à la gravite des péchés que l’on s'écarte plus ou moins de la rectitude raisonnable. Sum. theol., I*- !  ! 88, q. i.xxiii, a. 2.

On prendra garde que ce raisonnement concerne la privation dont souffre l’acte même du péché, non ces privations qui sont l’effet du péché. Quant à cellesci, elles sont absolues dans le péché mortel, qui ne laisse rien subsister dans l'âme de son rapport avec la vraie fin dernière, voir, n. VIII. Pour cette raison, beaucoup de chrétiens ne font plus guère entre les péchés d’autres différences que celles du mortel et du véniel : mais, si ce discernement est pratique et vrai, il est loin de représenter toute la variété et l’inégalité dont les péchés, même mortels, sont suceptibles : sans doute serait-il avantageux pour l'éducation des consciences qu’on divulguât davantage l’enseignement de la théologie que nous reproduisons ici. On y considère la privation dont souffre le péché en luimême, celle en quoi consiste ce que nous avons appelé plus haut, col. 147. la malice privative du péché, et ]