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PÉCHÉ ORIGINEL. LE RÉCIT DE LA GENÈSE

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dans la parabole à une espèce de cécité. Il voit devant lui la vie réelle avec ses dures conditions… En revanche, il a gagné immensément : il a conscience de lui-même ; il est en pleine possession de ses facultés et, à ce titre, il est devenu semblable à Dieu. Or, ceci n’est pas une chute, mais un progrès. Il l’achète cher, mais, tout considéré, il a gagné plus qu’il n’a perdu : il est devenu homme… Il ne serait donc pas du tout question de péché ? Nous répondons explicitement non. Malgré cela, on peut y trouver l’idée du péché : car, avec la conscience de lui-même, l’homme arrive à la conscience du péché… L’innocence n’existe qu’aussi longtemps que le jugement moral sommeille. La plus grande conséquence du réveil, c’est qu’on se sait en désaccord avec Dieu : il y a eu transgression. La liberté en amènera d’autres, et le paradis est perdu pour toujours. L’homme ne peut être à la fois libre et heureux. >

Gunkel a repris une interprétation semblable dans son commentaire sur la Genèse, Handkommentar zum A. T., Gœttingue, 1910, et l’a rendue classique dans les milieux du protestantisme libéral. Le récit génésiaque serait un mythe populaire, où l’auteur veut expliquer le bien comme le mal dans l’homme actuel : comment celui-ci est-il arrivé à l’état raisonnable qui le sépare de l’animal ? comment expliquer son triste sort ? Par la connaissance du bien et du mal. Toute la clef de l’interprétation est dans la signification de cette connaissance dont il est question, Gen., ii, 25, m, 7. Par le premier texte, l’état de l’homme heureux est caractérisé par ce fait qu’il ne connaît point la pudeur ; par le second, l’état nouveau est marqué par le fait qu’il la connaît. Dès que nos premiers parents eurent mangé du fruit défendu, ils eurent honte et se couvrirent : c’est que la connaissance obtenue consiste bien dans la conscience de la distinction des sexes. Ainsi, de même que le jahwiste avait caractérisé l’état spirituel d’enfance de nos premiers parents, par un des traits les plus saillants de la mentalité enfantine, de même il veut marquer leur nouvel état après la faute, l’état adulte, la réflexion, l’esprit, par l’un des traits psychologiques qui distingue cet état, le sentiment de la pudeur. Pourquoi donc Dieu a-t-il défendu à l’homme d’arriver à cet état adulte ? La raison, il faut la chercher dans ce fait que Dieu ne veut pas que l’homme lui soit semblable. L’homme doit rester à son rang, craindre Dieu, le servir, ne point convoiter de s’approcher de lui en lui ravissant son privilège. m, 22. En quoi a consisté la faute ? c’est vraisemblablement une faute de la nuit, une faute de la chair. L’homme a ainsi ravi à Dieu la connaissance du bien et du mal. Et par là, qu’ont obtenu Adam et Eve ? Ils croyaient atteindre les hauteurs divines de la science ; ils savent simplement qu’ils sont nus. La femme est punie dans sa vie de femme ; l’homme voit les champs maudits, d’où il doit tirer sa nourriture. Pais viendra la mort : elle est d’ailleurs selon la nature de l’homme qui est poussière. Nous trouvons là, pense Gunkel, l’idée antique des Hébreux selon laquelle la mort est le lot de l’humanité ; ce n’est que plus tard que l’on mettra dans le récit l’idée qui ne s’y trouve pas : la perte de l’immortalité. Quant au serpent, qui n’est qu’un animal, il est puni dans sa propre nature et voilà pourquoi il rampe.

Aussi, ce qui est fondamental dans ce récit, c’est l’explication du passage de l’état d’enfance à l’état adulte de liberté morale : c’est l’explication de ce fait actuel que l’homme possède sans doute la connaissance du bien et du mal, mais ne peut être à la fois heureux et libre. L’idée de la faute est secondaire ici : elle n’est introduite que pour expliquer comment l’homme est arrivé à la raison, tout en perdant son innocence naïve. Gunkel, p. 12-35.

Une telle exégèse est criticable dans ses omissions, ses exagérations, ses additions par rapport au texte sacré. Sans doute le mot « péché » ne se trouve point dans le texte ; le récit ne nous offre point une leçon théorique sur ce point. Mais il contient mieux que cela : l’idée de la chute dans ses antécédents, son développement et ses conséquences durables y est décrite en termes irrécusables. Bien plus, Gunkel est obligé de le concéder : nous y trouvons l’histoire typique du péché. Théologiens et prédicateurs l’ont fait remarquer depuis longtemps : « On ne peut lire les premiers chapitres de la Genèse sans y voir comme une histoire en raccourci de l’humanité… C’est l’homme avec ses tendances fondamentales : Adam et Eve, c’est le groupe conjugal ; le péché d’Adam et d’Eve, c’est l’histoire typique du péché ; leur frayeur, leurs excuses, c’est la psychologie du pécheur. » J.-V. Bainvcl, Xature cl surnaturel, p. 196.

Ne point vouloir reconnaître cette vérité qui saute aux yeux, ne faire qu’une place secondaire à l’idée de chute dans ce récit, c’est en méconnaître le trait fondamental qui est d’expliquer l’état actuel de l’homme par un péché. C’est bien de péché, de déchéance, qu’il faut parler ici. Parler d’évolution et de progrès, c’est transposer une philosophie d’aujourd’hui dans un de ces récits d’autrefois qui mettent au contraire l’âge d’or à l’origine.

2. Il s’agit bien ici d’un péché, mais non d’un péché d’enfant.

L’homme, tel qu’il est décrit dans notre récit, n’est pas de tout point semblable aux enfants : loin de là. L’analyse du sens obvie l’a montré : Adam se sait distinct des animaux ; il sait l’origine, la nature et le but de la vie conjugale : il comprend la défense divine ; il sait ce qu’est l’épreuve morale : il n’apparaît de ce fait nullement semblable à un enfant. L’intelligence sûre d’elle-même, adulte par conséquent, voilà ce que l’exégèse de Gunkel méconnaît en nos premiers parents.

A côté de ces différences primordiales, reconnaissons certaines ressemblances entre l’état d’innocence du premier homme et l’état d’enfance spirituelle. Le premier couple, quelles que soient par ailleurs ses connaissances sur l’état du mariage, se révèle dans notre document comme inexpérimenté, avec des yeux fermés aux choses des sens, comme les enfants. En face de la première tentation, du premier péché, il est naïf, crédule, imprudent ; il s’excuse comme l’enfant. Mais cette simplicité naïve n’implique aucune diminution de valeur spirituelle : ne la voyons-nous pas s’allier très bien chez des génies avec des conceptions profondes, et chez les peuples primitifs avec une grande pureté de mœurs ?

Enfin, le premier péché apporte au premier couple, comme à l’enfant, une connaissance, ou plutôt une expérience nouvelle. « une connaissance morale que Dieu avait interdite à l’homme. Pourtant, l’homme savait distinguer le bien et le mal, puisqu’il était placé dans une épreuve morale. Son innocence n’était pas celle de l’enfant qui ne sait rien, mais celle qui n’a pas goûté au mal. Il s’agit donc de la connaissance expérimentale qui fait éprouver, par une pénible constatation personnelle, la différence qu’il y a entre le bien et le mal. Connaître le mal expérimentalement, c’est l’avoir de quelque façon en soi-même. Cette connaissance, l’homme n’en n’avait pas besoin pour faire le bien, et Dieu souhaitait, en père très indulgent, qu’il ne l’acquit pas. La défense était donc une épreuve dans l’intérêt de l’homme. » Lagrange, art. cité, p. 344.

Une exégèse exhaustive doit donc reconnaître dans le texte et la supériorité morale et spirituelle de nos premiers parents avant la faute et. cependant, une expérience nouvelle du bien et du mal après la faute, (’est une exagération de parler à cette occasion de