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    1. PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE##


PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE. LES ANTÉCÉD K.VI S

pas entre la règle morale rationnelle et la règle divine, niais entre l’usage commun de la raison et son exercice moral, lequel serait lié à la connaissance de Dieu. Mais Victoria ne retient pas cette dissociation, et le P. de Hlic signale à juste raison que telle est la position de l'école thomiste en ce débat, ajoutant que les théologiens postérieurs à celui-ci tiendront pour une conversion implicite à Dieu la conversion au bien honnête, pour une reconnaissance implicite de la loi divine la connaissance de la loi naturelle. Ainsi Soto, Banes, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart. Ce que nous disions col. 254 révèle que Cajétan et les Salmanticenses l’entendent de même. Il n’est pas douteux que tel est le sentiment de saint Thomas chez qui cette question n’est pas dégagée, ou, plus exactement, pour qui il n’y avait pas en ceci de question. En même temps que le problème, qui est l’un de ceux auxquels se rattache l’idée du péché philosophique, Victoria nous annonce donc la doctrine qui contient la réfutation radicale de cette erreur. On notera que ce théologien prend position contre Grégoire de Rimini, In IIum Sent., dist. XXXIV, n. 2 (texte dans de Blic, loc. cit., p. 598), pour qui il y aurait encore péché quand on ne s’opposerait qu'à la raison droite, et si même, par impossible, il n’y avait pas de raison divine ; pour Victoria, si Dieu n'était pas ou si Dieu ne commandait rien, il n’y aurait pas de mal moral. Assurément, Dieu est cause première, ici comme partout ; la proposition de Grégoire de Rimini ne serait recevable que comme une façon paradoxale de revendiquer l’autorité immédiate de la raison sur la vie morale. En ce sens, il ne la faudrait point dédaigner, car c’est justement le souci de fonder en Dieu, en dernier ressort, l’ordre moral (de quoi l’on trouve la formule sagement équilibrée dans l'école thomiste citée), qui donnera lieu chez certains théologiens à une dissociation de l’ordre raisonnable et de l’ordre divin, à la faveur de quoi doit naître fatalement l’erreur du péché philosophique.

2. Lessius est l’un d’eux, et nous croyons que son influence ne fut pas étrangère à cette fortune du péché philosophique que nous avons observée dans les PaysBas au cours de la seconde moitié du xvii c siècle. Nous alléguons ici l’une des opinions défendues en son célèbre ouvrage De perfeclionibus moribusque divinis libri XIV (l re éd., Anvers, 1620 ; édition récente, Lessii opuscula, t. i, Paris, 1881). Sur la question de l'éternité de la peine due au péché mortel, où il se sépare, nous l’avons dit, de saint Thomas, Lessius en arrive, t. XIII, c. xxv, n. 184, à distinguer dans le péché mortel une double malice dont l’une est subordonnée à l’autre : selon que ce péché est un acte discordant d’avec la nature raisonnable, selon qu’il est un mépris de Dieu. Au premier titre, l’acte n’a pas raison de péché mortel, mais seulement d’acte mauvais en général ; il ne reçoit raison de péché mortel qu’au second titre. La dissociation est nette, non pas entre l’usage non moral et l’usage moral de la raison, mais entre un ordre moral défini par la raison et un ordre moral relatif à Dieu. On devine si saint Thomas et Cajétan peuvent être invoqués, comme le fait Lessius, en faveur d’une telle opération, qui ne peut que ruiner leurs positions les plus fondamentales.

Lessius lui-même tire de son principe quelques conséquences. La première, n. 185, est que, s’il n’y avait pas de Dieu, il n’y aurait non plus aucun péché vraiment et proprement mortel ; tous les péchés seraient véniels. Grégoire de Rimini disait « ils auraient toute leur force de péché » ; Victoria « ils ne seraient pas des péchés du tout ». Tous deux ont raison de quelque façon, mais certainement pas Lessius. Il s’objecte opportunément « les infidèles qui ne connaissent pas Dieu ne pèchent non plus mortellement ». Et il répond « tous connaissent Dieu, au moins confusément, comme la divi nité, comme le vengeur du bien offensé *, etc., et pourquoi ils éprouvent le remords ; s’il y avait de tels peuples qu’ils n’eussent pas même cette connaissance de Dieu, ils pourraient cependant mortellement pécher car ils pourraient être à ce point inclinés au mal qu’ils ne fussent pas disposés à s’en abstenir, connussent-ils le divin, et par là ils mépriseraient virtuellement Dieu. Mais s’il n’y avait point ce mépris virtuel ? s’il n’y avait point cette inclination résolue au mal ? Lessius n’en dit rien. La possibilité apparaît donc ici de péchés qui ne seraient point mortels chez qui ignore absolument Dieu, conséquence de la dissociation opérée d’abord. Une autre, n. 18(5, est qu’il n’y aurait aucun péché mortel si Dieu n’avait interdit le pécl é, au moins par la loi naturelle inscrite dans le cœur d< s hommes. Les péchés commis en cet état seraient seulement contraires à la nature raisonnable. Il est vrai que la loi éternelle est au principe de tout discernement du bien et du mal ; mais, pour cette raison, il faut dire, comme faisait Victoria, que sans elle il n’y a plus d’ordre moral, de même que sans la cause première il n’y a plus de causes secondes. La distinction où s’en tient Lessius est incompréhensible et dangereuse. La troisième conséquence, n. 187, ne concerne pas notre sujet. Le mot de péché philosophique n’est pas encore prononcé, mais la chose est en effet introduite. Et l’origine en est très exactement la dissociation opérée de deux ordres de moralité. L’idée chrétienne de l'énormité du péché mortel et l’infinité de sa malice semblent avoir inspiré à Lessius cette nouveauté. Et la manière dont il justifie l'éternité des peines n’a pas été étrangère à cette direction de sa pensée.

Sans doute retrouverait-on la double malice de Lessius dans l'école des jésuites d’Anvers et de Louvain. Quelques-unes des thèses incriminées par Arnauld dans la Deuxième et la Cinquième dénonciation le confirment. Nous ne relèverons, à titre d’exemple, qu’un endroit de Coninck, successeur de Lessius dans la chaire de théologie de Louvain : De moralitate, natura et effectibus actuum supernaturalium in génère, et fide, spe ac caritate speciatim libri I V (l re éd., Anvers. 1623), disp. XXXII, dub. v, n. 39, où l’on retrouve équivalemment la distinction des deux malices, avec une pointe très accusée de volontarisme : …Si enim jurtum, v. g., nullo modo a Deo prohiberetur eive displiceret, quantumvis pergeret non minus quam modo repugnare justitiæ, lamen nullo modo mereretur panam œternam et consequenter non contraherel omnem malitiam quam modo conlrahit. Item si Deus nollet propter furtum privarehominem vita spirituali, fur longe minus peccaret contra carilatem sui quam jam peccet. Éd. cit., p. 646.

3. De Lugo.

On a vu quel prix les défenseurs du péché philosophique attachaient à l’autorité de Jean de Lugo. D’origine espagnole, il est à Rome dès 1621 où il doit faire toute sa carrière de professeur : il reçoit la pourpre en 1643 et meurt en 1660. Ses œuvres complètes ont été éditées à Lyon en 1652 (voir Hurter, Nomenclator, t. iii, 3e éd., col. 911-915). Reusch a consigné, dans son Index…, une information attestant qu’au temps où de Lugo arrivait à Rome le péché philosophique y était connu et, si l’on peut dire, essayé, mais non accrédité. Op. cit., t. ii, p. 537, n. 1. On apprend en effet, par un document d’archivé, qu’un théologien jésuite ayant enseigné, en 1619. qu’un homme ignorant invinciblement Dieu mais connaissant la malice morale de son acte ne commet p ; is un péché grave, de quelque matière qu’il s’agisse, quatre examinateurs de la Compagnie avaient décidé que ce théologien eût à retirer son opinion comme pernicieuse, bien que des auteurs catholiques l’eussent déjà avancée, et à dicter le contraire à ses élèves. Semblable mesure fut prise, ajoute-t-on, en 1659 ; mais, avant cette date, se place l’enseignement de de Lugo.