Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 12.1.djvu/127

Cette page n’a pas encore été corrigée
239
240
PÉCHÉ VÉNIEL ET FIN DERNIÈRE


voulue en tous nos actes ne signifiait point que chacun d’eux fût actuellement référé à la fin dernière : la vertu de la première intention, dit-il, Sum. theol., Ia-IIæ, q. i, a. 6, ad 3um, demeure dans la multitude des actes consécutifs. Telle la bonne action du juste, accomplie hors la pensée actuelle de Dieu. On appelle virtuelle une telle influence. Mais, dans le cas du péché véniel, le rapport de l’action présente avec la fin dernière est différent et, pour ainsi dire, plus relâché. On en exprime le cas singulier en ces mots d’influence habituelle. Cette fois, l’action voulue non seulement n’est pas actuellement référée à la lin dernière, mais elle échappe à cette influence que possède la fin une fois voulue sur tout ce qui lui est conforme ; et, néanmoins, cette action, non seulement n’a pas la vertu de substituer une fin dernière nouvelle à la précédente, mais elle demeure référée de quelque manière à celle-ci, à savoir habituellement.

Pour comprendre exactement cette relation, il peut être utile d’observer que le cas ne s’en rencontre que chez l’homme et qu’il est impossible à l’ange. Ibid., q. lxxxix, a. 4 ; cf. De malo, q. vii, a. 9. Comme l’ange ne considère pas séparément les principes et les conclusions mais que, à chaque fois qu’il considère les conclusions, il le fait selon qu’elles sont dans les principes (ce qu’on signifie d’un mot en disant qu’il n’y a pas en lui de <* discours » ), ainsi, dans l’ordre du bien, l’ange n’est jamais porté vers des moyens sinon en tant qu’ils se tiennent sous l’ordre de la fin : /riens angeli non fertur in ea quæ sunt ad finem nisi secundum quod constant sub ordine finis. Sum. theol., toc. cil. A cause de quoi, un désordre des moyens ne peut signifier en ceux-ci qu’un désordre relatif à la fin. En tout ce qu’il veut, l’ange veut sa fin, comme en tout ce qu’il connaît il voit les principes ; il le veut parce qu’il veut cette fin, il le connaît parce qu’il connaît ces principes. L’ange bon, dont la fin est Dieu, est incapable de rien aimer qui ne soit aimé en vertu de l’attachement qu’il a pour Dieu, c’est pourquoi il ne commet aucun péché véniel. L’ange déchu, en revanche, est incapable de rien poursuivre qu’il ne le fasse en vertu de l’attachement qu’il a pour sa propre excellence, c’est-à-dire son orgueil ; c’est pourquoi il ne commet que des péchés mortels. En nous disant pourquoi l’ange ne peut véniellement pécher, cette analyse nous découvre pourquoi l’homme en est capable. Sauf le privilège de la justice originelle, où était infailliblement garanti en lui le règne universel des principes de l’ordre tant spéculatif que pratique (ibid., I a -II », q. lxxxix, a. 3), l’homme peut se porter vers les moyens sans les tenir sous l’ordre de la fin, à quoi il demeure attaché. Et le fondement en est dans la nature discursive de son intelligence. De même que, ne se trompant pas sur les principes, il se tiompe cependant sur une conclusion, parce qu’il ne voit pas cette conclusion dans les principes, de même, adhérant à Dieu comme à sa fin dernière, il consent à une action irréductible à cette fin, parce qu’il ne la veut pas en tant qu’il adhère à Dieu. En l’ordre pratique comme en l’ordre spéculatif, l’erreur s’introduit en l’homme par une autre voie que la corruption des principes. Il est séduit par des intelligibles dérivés, il est abusé par des biens imparfaits. Dans le cas de l’erreur pratique, sa défaillance intéresse premièrement non l’intelligence, car il sait que cette action est un péché véniel, mais l’appétit : et celui-ci dévie sur le point particulier de cette action, sans laisser d’être attaché à la fin dernière bonne. L’homme, d’un mot, a la faculté de ne point engager ses principes en tout ce qu’il pense ou fait ; mais cette faculté est en effet une infériorité et signale l’humble rang qu’il occupe dans la hiérarchie des natures intellectuelles : disons qu’il est raisonnable, mais non pas absolument

intelligent. Avec cela, il commettrait, bien entendu, non plus un péché véniel mais un péché mortel, s’il entendait exprimer la volonté d’une fin dernière en quelque acte désordonné, soit qu’il érigeât celui-ci en fin dernière, soit qu’il poursuivît, par son moyen, une mauvaise fin dernière. Il rejoindrait en ces deux cas la psychologie angélique.

Cette analyse respecte la loi métaphysique au nom de laquelle s’est posée la présente question ; en même temps qu’elle donne son sens exact à la distinction de l’actuel et de l’habituel ici invoquée par saint Thomas. L’ordre nécessaire de tout acte de volonté à la fin dernière se fonde sur deux arguments. Sum. theol., la-II 36, q. i, a. 6. Selon le premier, la volonté n’adhère au bien imparfait connu comme tel que pour autant qu’il est ordonné au bien parfait : de lui-même, il n’aurait pas de quoi attirer la volonté puisque l’objet propre de celle-ci, qui est le bien, ne s’y trouve qu’imparfaitement vérifié ; l’acte de le vouloir ne peut être tenu que pour le début d’un mouvement dont l’achèvement est dans le bien absolu, objet de la volonté. Or, dans le cas du péché véniel tel que nous l’avons représenté, n’a-t-on pas un bien imparfait qui, de lui-même, attire la volonté ? n’a-t-on pas un acte qui puisse passer déjà pour consommation ? Le bien imparfait n’y attire pas la volonté par sa vertu propre ; si je le veux, désordonné ccmme il est, son imperfection même de bien en est la cause, en ce sens que je n’y adhère qu’à cette condition, savoir qu’il me laisse en la possession du bien parfait. La volonté marque son adhésion au bien parfait dans l’appétit de ce bien imparfait. De même, cet acte est un commencement en ce sens que je lui refuse d’être le contentement de mon appétit que j’entends bien contenter ailleurs. L’ordre du péché véniel à la fin dernière n’est pas absent ; mais à cause du dérèglement de l’acte, il prend un tour négatif. On le commet, d’un mot, parce qu’il ne compromet pas la fin dernière. Ni on ne le fait pour lui-même, ni on ne le fait positivement pour la fin dernière. — Le second argument est également respecté. Il s’autorise d’un premier moteur de la volonté sous la motion souveraine duquel il est nécessaire que la volonté veuille tout ce qu’elle veut. Or, commettant un péché véniel, on subit la motion de la fin dernière bonne : cet acte ne tient pas tout entier dans l’attachement à l’objet légèrement déréglé, mais il signifie le refus de la part de la volonté de ne point se détacher du bien véritable où elle a mis sa fin dernière, ce qu’elle ferait si elle ordonnait à un objet gravement déréglé celui-ci ou si elle l’érigeait lui-même en fin dernière. On voit que nous entendons dans toute sa force cette référence habituelle du péché véniel à la fin dernière qu’allèguent les formules de saint Thomas. Nous la signalons en l’acte même du péché. Il est vrai qu’elle prend une forme négative. Mais, sous cette forme, il persiste sur l’acte du péché véniel une influence véritable de la part de la fin dernière, laquelle, de ce chef, fait partie intégrante de la constitution psychologique de cet acte, comme de tout autre. Dans le respect de l’ordre de l’acte volontaire à la fin dernière, nous obtenons ici un cas significatif d’humanité : une certaine dissociation de l’action d’avec sa fin, une dérive de la volonté par rapport à son principe ; on ne se passe point de fin ni de principe, mais on s’abandonne à quelque bien irréductible à celui-là. L’art de saint Thomas fut de découvrir la formule exacte de l’écart. Au terme de l’explication que nous en avons tentée, il apparaît que la différence de l’ange et de l’homme, sur le point dont il s’agit, n’est pas que l’homme puisse agir en dehors de toute influence de sa fin dernière sur l’action, mais en dehors de toute influence actuelle ou virtuelle, sous la seule influence habituelle, laquelle s’exprime