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PÉCHÉ. CAUSES INTERIEURES, LA PASSION

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péché ut removens prohibera, c’est-à-dire en privant de la science qui eût empêché l’acte du péché, ce qui est causer par accident ; et qu’il n’est pas superflu, si l’on veut bien juger de cette cause, de savoir si l’ignorance dont il s’agil est elle-même un péché ou non, car elle peut l’être, comme nous avons dit plus haut.

A L’intérieur de cette question, une difficulté a beaucoup tourmenté les théologiens : le péché commis par ignorance vincible est-il de la même espèce que s’il avait été sciemment commis ? Tous s’accordent sur les péchés commis par ignorance vincible et coupable du droit naturel, comme un homicide, une fornication, lesquels restent alors à leur espèce. Ils divergent quant aux péchés commis par ignorance du fait ou du droit positif. Cajétan, qui a conclu ses laborieuses recherches dans le commentaire de F-Il 16, q. lxxvi, a. 4, tient que les péchés commis par ignorance du fait appartiennent non à leur espèce propre, mais à l’espèce du péché directement voulu ; les divers péchés, par exemple, causés par l’ignorance où l’ivresse met un homme, sont des péchés d’ivresse. Les péchés commis par ignorance du droit positif sont de la même espèce où ils eussent été commis sciemment, mais d’une manière réductive. Le principe engagé dans cette querelle est qu’un péché ne peut recevoir son espèce de cela qui n’est pas principalement objet d’intention. Cajétan, qui entend strictement ce principe, en déduit ce que nous venons de dire. Les Salmanticenses, en revanche, ne l’entendent point sans accommodement ; leur opinion est celle-ci : tous les péchés commis par ignorance absolument vincible, en tant que telle, qu’elle soit l’ignorance d’un droit quelconque ou d’un fait, qu’elle ôte ou non l’usage de la raison, demeurent absolument dans leurs espèces propres, où ils eussent été sciemment commis. (Disp. XIII, dub. iii, où l’on trouvera une ample discussion de ce problème ; ia-II*, q. lxxvi.)

2. La passion.

Attribuer à la sensibilité l’origine d’un péché suppose que cette puissance agit de quelque façon sur la volonté, la mettant en cette condition d’où nous avons dit que tout péché procède. Saint Thomas le démontre d’abord.

La sensibilité, dit-il, exerce sur la volonté une motion indirecte, soit qu’elle opère une certaine diversion en faveur de son propre objet, soit qu’elle fasse juger bon l’objet où elle se complaît. Mais l’influence ainsi décrite ira-t-elle jusqu’à faire juger la raison à rencontre d’elle-même ? Informée du droit, informée du fait, et donc purgée de toute ignorance, la raison se démentira-t-elle pour juger dans le sens de la passion ? On aura reconnu dans cette question la célèbre difficulté de Socrate. De celle-ci, le bref exposé dans Aristote, Eth. Nie, t. VII, c. iii, 1145 b, 21-27. Grâce à la distinction de la connaissance actuelle et habituelle, saint Thomas peut, après Aristote, justifier la coexistence dans l’âme du jugement faux inspiré par la passion et des connaissances droites qui, sans la passion, eussent commandé une action bonne. On convient ainsi que le péché de passion comporte une ignorance actuelle ; par là on sauve ce que l’on peut de l’opinion de Socrate. Mais il est assuré que l’homme cédant à sa passion peut cependant savoir, et actuellement, qu’il agit mal : l’on décrira justement ce phénomène et la coexistence dans le même esprit, sur le même objet, en même temps de l’erreur et de la vérité, par la distinction de la connaissance pratique et de la connaissance spéculative, celle-là seule étant, dans le cas, sous l’empire de la passion. Aristote et saint Thomas n’ont, du reste, point méconnu ce cas. Voir, pour le premier, les endroits cités par Ross, Aristote, trad. fr., Paris, 1930, p. 312, n. 1. Chez saint Thomas, la distinction de l’ordre spéculatif et de l’ordre pratique est fréquente. Sur toute cette question : Cajétan, In

/am-/jaa | q. lxxvii, a. 2 ; Salmanticenses, in h. art., n. 3. On trouvera le développement des analyses ici alléguées sous l’article Passion. Outre qu’elles rendent compte de l’expérience commune, elles ont, pour le théologien, l’avantage de s’inscrire en cette lutte de la chair contre l’esprit, que décrivent notamment tant de textes célèbres de saint Paul. Ia-IIæ, q. lxxvii, a. 1, 2.

La passion reconnue comme cause du péché, on mesure combien la gravité du péché s’en ressent. L’acte libre, émis sous l’efîet d’une passion, est d’autant moins volontaire, et donc moins méritoire, s’il est bon, moins grave, s’il est mauvais. Non que la volonté, en ce cas, se porte avec moins d’énergie vers son objet : son mouvement, au contraire, est plus vit Mais il lui est moins propre. Elle est sous le coup d’une impulsion étrangère. Son acte, plus vigoureux, ne lui appartient point purement. On tiendra compte, cependant, dans l’appréciation morale de l’acte volontaire issu de la passion, de la nature volontaire ou involontaire de la passion elle-même ; cette considération joue dans le cas même où la passion va jusqu’à ôter l’usage de la raison. Il faut prendre garde que la diminution de la gravité ne signifie point que le péché de passion ne puisse être mortel : certains le sont ; à savoir : lorsque l’objet étant celui d’un péché mortel, la délibération raisonnable n’est point compromise par la passion. Nous pouvons n’énoncer ainsi que les propositions fondamentales de la doctrine qu’on trouvera développée à l’article Passion déjà cité.

En cette évaluation de la gravité, saint Thomas rencontre encore des enseignements de saint Paul, notamment Rom., vit, 5, passiones peccatorum operantur in membris noslris ad (ructifteandum morti : voir sur ce verset le commentaire du P. Lagrange, L’épître aux Romains, h. I. Sur l’ensemble de la doctrine paulinienne relative au conflit de la chair et de l’esprit (qui déborde assurément le cas particulier que nous considérons ici, mais où il peut être compris), voir Prat, La théologie de saint Paul, 9e édit., t. i, p. 268-284 ; t. ii, p. 81-90 ; Lemonnyer, Théologie du Nouveau Testament, p. 80-85. Un texte de l’épître de saint Jacques donne une belle description psychologique de la tentation par la concupiscence, i, 14-15 : voir le commentaire de Chaine, p. 21-22. Ia-II*, q. lxxvii, a. 6-8.

Autour des phénomènes que nous venons de signaler, un vocabulaire, des classifications, des interprétations se sont formés dans la tradition chrétienne, qu’une théologie systématique se doit d’annexer à sa propre élaboration. Une part de l’eiïort de saint Thomas a été de le faire.

Un usage unanime dénomme le péché commis par passion péché d’infirmité. Le mot emporte avec soi une idée d’indulgence et exprime le sentiment qu’un tel péché est, plus que les autres, digne de pardon. Il n’est pas difficile de le justifier. L’infirmité désigne cet empêchement où se trouve une partie du corps d’exercer son opération propre, étant soustraite à l’empire du principe de l’unité et du gouvernement corporels ; la passion soustrait l’appétit sensible à l’empire de la raison et se produit, par conséquent, en mouvements désordonnés. Le mot d’infirmité, en somme, traduit bien les analyses que nous avons faites. On observera que cette dénomination de la passion comme infirmité, qui coïncide avec le vocabulaire stoïcien, cf. Cicéron, TuscuL, t. IV, c. xiii, n’emporte aucune adhésion à la psychologie stoïcienne des passions. Nous entendons bien que les passions sont aptes à être introduites dans l’économie d’une vie vertueuse. Sum. theol., I » -II®, q. lxxvii, a. 3.

Une antithèse célèbre de saint Augustin fait de l’amour de soi le principe de tout péché, comme de l’amour de Dieu le principe de toute action bonne. De