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PASSIONS. RESPONSABILITE


premier de l’acte déréglé ; elle s’y porte avant d’y être sollicitée par la passion, ou quoique sollicitée par la passion. L’habitude a créé la pente naturelle, la complaisance avouée, donnée d’avance et sans scrupule : en dehors même de la tentation, un habitué du vice est bien persuadé qu’il n’a rien de mieux à faire que de saisir toutes les occasions de s’amuser. De malo, q. iii, a. 13.

L’intempérant (le vicieux) ne serepent pas facilement de ses fautes, puisque son habitude a rendu sa volonté adhérente au plaisir sensuel, s’y attachant au point de ne plus concevoir d’en être privée. Ce consentement est devenu, chez lui, normal, connaturel, spontané. Tranquille et à l’aise dans son vice, il ne songe pas plus à s’en affliger qu’à s’en corriger. Il s’en réjouit plutôt. Son habitude est faite de vouloirs antérieurs successifs qui, tous, ont agréé la satisfaction du plaisir. Comment, dans cet état d’habitude fixe et enracinée, ne s’applaudirait-il pas de ses bonnes fortunes ? Cet état d’âme est totalement opposé à celui de l’incontinent qu’une tentation vive a précipité dans le péché : sa volonté n’accueille celui-ci que durant l’enjôlement passionnel ; aussitôt après sa faute, le voilà tourmenté : il s’afflige et se repent. Son péché est donc moins volontaire, il ne l’a voulu qu’occasionnellement et juste le temps qu’a duré la tentation. Chez l’intempérant habitudinaire, la volonté du péché qu’il commet aujourd’hui vient d’une acceptation préalable ancrée dans la conscience qui n’en connaît plus d’actif remords. Aristote compare l’incontinence à un accès de maladie transitoire comme la fièvre ou l’épilepsie, et l’intempérance à une maladie continuelle comme la phtisie ou l’hydropisie. Jbid.

Après avoir comparé l’incontinent et l’intempérant au point de vue affectif et volontaire, il faut les comparer au point de vue intellectuel, c’est-à-dire au point de vue des convictions qui sont à la base de leur conscience morale. Il en sortira une nouvelle preuve que le péché d’intempérance ou d’habitude est plus grand que le péché d’incontinence ou de passion.

Tout péché suppose un aveuglement volontaire. Le pécheur préfère un bien apparent au véritable bien. La conscience se fausse volontairement à l’instant de la tentation : on ne veut plus savoir ni considérer, réfléchir ni discuter ; on tient à ne pas se soumettre au jugement de sa conscience et l’on ne veut plus voir que les motifs qui sont en faveur de l’assouvissement de la passion. Cette partialité de l’esprit est évidemment responsable : on ne considère pas, on ne juge pas au de la des motifs d’attraits du péché, parce que, décidé à celui-ci, on ne veut plus rien considérer, ni juger de ce qui le contredirait. Dès lors, plus il y aura d’aveuglement, c’est-à-dire plus l’erreur sera grande et de plus grande conséquence, et plus aussi il y aura péché ; car nous aurons là le résultat d’une volonté pécheresse plus accentuée. IIa-IIæ, q. clvi, a. 3, ad lum.

D’où peut provenir cet aveuglement volontaire, cause du péché, chez l’incontinent comme chez l’intempérant ? Chez le premier, d’une inclination momentanée et, chez le second, d’une inclination habituelle de la volonté. L’incontinent est brusquement assailli par une tentation ; la volonté attirée, inclinée et bientôt galvanisée par l’attrait, pousse la raison à justifier la présente convoitise, bloquant et interdisant le jugement réprobateur de la conscience. Chezl’intempérant, dont la volonté est accoutumée à rechercher tous les plaisirs qui s’offrent, le jugement de la conscience n’a pour ainsi dire plus d’emploi. A chaque assouvissement de la passion, il a été refoulé, contredit, il a fini par se taire : l’aveuglement est devenu un état coutumier de la conscience. Ibid. — Or, il y a plus d’aveuglement chez l’intempérant que chez l’incontinent. Tout d’abord, il y a plus de volontaire dans l’aveu glement, puisque, chez l’habitudinaire, comme nous l’avons dit plus haut, le consentement à la passion est décidé d’avance, le refoulement du jugement réprobateur de la conscience est devenu quasi automatique.

Mais, au surplus, l’aveuglement est de plus grande conséquence, tant au point de vue de sa durée qu’au point de vue de son extension. — Au point de vue de la durée, d’abord. Chez l’incontinent, l’aveuglement provoqué par la passion est passager, tel un brusque accès de fièvre chez celui dont les humeurs sont momentanément bouleversées, fièvre qui tombe, une fois ces humeurs remises en place. La passion est un accès de fièvre morale : tant qu’elle s’agite et fait haleter son désir, on ne voit plus qu’elle ; il se produit comme un décentrement de la conscience ; les convictions morales sont comme paralysées ; elles sont là pourtant, dans la conscience, mais on ne veut pas en entendre l’intimation, parce qu’on préfère entendre, pour l’instant, les motifs de satisfaire la passion. — Chez l’intempérant, au contraire, cet aveuglement volontaire est à l’état clironique ; il est devenu une façon de voir, un parti pris ; la conscience ne connaît pas seulement une agitation fébrile passagère, mais elle est viciée et infectée à fond, vraiment malade. Les convictions morales sont comme abolies, mortes. Avant, comme pendant et après sa faute, l’intempérant trouve tout à fait normal de satisfaire ses passions ; il le veut tellement que la chose lui paraît presque exigée. Ibid.

De plus, au point de vue de son extension sur un plus grand nombre de vérités, l’aveuglement volontaire de la conscience est plus grand chez l’intempérant que chez l’incontinent. Celui-ci, sous la pression de la passion, aveugle sa raison sur un point très particulier, précisément sur cet acte dont l’attrait immédiat le sollicite : il refuse d’entendre sa conscience qui le lui reproche d’avance ; il trouve la satisfaction promise trop intéressante pour voir autre chose qu’elle et risquer de la perdre. Son erreur volontaire consiste à considérer exclusivement cet acte passionnel, à le juger désirable et faisable comme tel, sans autre considération. L’intempérant s’aveugle volontairement non pas sur tel acte qui, en ce moment et passagèrement, le tenterait, mais, sans même être aux prises avec une tentation, il admet, à froid, il a admis depuis longtemps et il tient comme principe de conduite qu’en tout état de cause, il n’y a qu’à profiter de toutes les occasions de satisfaire ses passions. Un tel point de vue ferait horreur à l’incontinent, pauvre homme, traqué par les tentations, tremblant à la pensée de manquer à ses résolutions morales, puis soudainement défaillant, mais, une fois l’enchantement passé, bourrelé de remords, relancé à des résolutions qui se veulent plus énergiques et qui seront sans doute mises en échec à la prochaine offensive passionnelle. L’intempérant, lui, a la conscience oblitérée ; il a pris position, jugeant et décidant, une fois pour toutes, qu’il n’y a rien de mieux à faire que de s’abandonner sans frein à ses passions. Sa conscience est. volontairement faussée, son sens moral émoussé. L’erreur sur un principe est plus fertile en fâcheuses conséquences qu’une erreur accidentelle ou une application particulière. A la différence de l’intempérant qui s’est faussé la conscience sur le principe même de l’obligation de maîtriser ses passions, l’incontinent, momentanément emporté par une tentation violente, n’en demeure pas moins, après comme avant sa faute, rempli de bonne volonté et désireux de vertu. Ibid.

On comprend, dès lors, que la guérison morale del’intempérant soit plus difficile à obtenir que celle de l’incontinent. Et c’est là une preuve expérimentale de l’absolu du volontaire dans le péché d’habitude et d’un volontaire plus relatif dans le péché de passion. La difficulté de la conversion morale de l’habitudinaire