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PASSIONS. RAPPORTS AVEC LA SENSATION


l’amour qui les désire et se réjouit finalement de les posséder ? Parce que nous aimons un bien dont nous jouissons, nous prenons en aversion le mal qui prend sa place et nous sommes tristes d’en être accablés. Et, si cet objet de notre complaisance est d’obtention difficile, nous ne l’espérons et nous n’avons d’audace à le conquérir que parce que nous l’aimons. Enfin, si nous sommes amenés à en désespérer, si nous éprouvons la crainte d’en être dépouillés, si nous nous insurgeons en poussées de colère contre les accapareurs, c’est que nous le poursuivons toujours d’amour, à mesure qu’il nous échappe. l a -ll^, q. xxiii, a. 4. ; q. xxv, a. 2. On le voit, l’amour est la passion primordiale, celle qui fomente toutes les autres. Il est le centre d’où rayonne tout mouvement affectif. « Otez l’amour, dit Bossuet, il n’y a plus de passions ; posez l’amour, vous les faites naître toutes. »

Les analyses qui précèdent ne présenteraient que peu d’intérêt, si elles ne justifiaient d’importantes conclusions concernant l’éducation morale des passions : Les passions étant solidaires et s’entraînant mutuellement l’une l’autre, une méthode éducative qui ne s’appliquerait, chez un individu donné, qu’au redressement d’une seule passion, serait fautive et manquerait son but. C’est à l’affectivité dans son ensemble qu’il faut viser, pour l’assouplir tout entière et la soumettre progressivement aux directions de la vie morale. Toutefois, une passion mérite, en raison de sa prépondérance, une attention spéciale de la part de l’éducateur : c’est la passion de l’amour, instigatrice de tous les autres mouvements affectifs. Au point de vue psychologique, la facilité ou l’intensité de l’amour accélère ou renforce les autres passions ; de même, au point de vue moral, la qualité de l’objet de l’amour donne leur tournure bonne ou mauvaise aux autres passions dont cet objet est l’excitant.

III. — La passion et la sensation. — Voyons maintenant comment naît en nous la passion, ce qui revient à étudier les rapports de la passion avec la sensation.

. 1° La sensation provoque la passion. — Toute passion est spécifiée par une représentation sensible : on a peur de tel danger entrevu, on aime cette chose ou cette personne, etc. Une passion ne saurait exister sans objet et, seuls, les sens peuvent lui fournir cet objet. Ia-IIæ, q. xl, a. 2. Ici, par sens, nous entendons l’un ou l’autre des sens externes, puis encore la mémoire qui garde les images des sensations antérieures et l’imagination qui les reproduit et les agrandit par associations plus ou moins électives avec d’autres images. La construction imaginaire joue un grand rôle dans l’éveil de la passion. Chez certains tempéraments, la mémoire et l’imagination affectives viennent ajouter grandement à la sensation qui cause la passion, grossir et surexciter celle-ci au delà de toute proportion. Plus la mémoire sera capable de restaurer nettement les impressions premières de la sensation et l’imagination d’enjoliver les attraits ressentis en associant aux images actuelles les images antérieures ressemblantes ou analogues, plus la passion aura lieu de se produire, son intensité devenant proportionnelle à la richesse de la construction imaginative. Souvent, la force de nos passions répond moins aux données de la réalité extérieure qu’aux enchantements que notre imagination surexcitée lui prête illusoirement.

Enfin, un autre excitant indirect de la passion réside dans les modifications organiques qui l’accompagnent. Nous le disions plus haut, toute émotion est nécessairement liée à des mouvements physiologiques externes et internes dont elle ne peut manquer sans cesser d’être. Or, par le fait même, il y a réversibilité de l’état organique et de l’état psychique. Il est certain que les particularités de la nourriture, l’absorption d’exci tants ou de calmants, les états de dépression maladive ou de santé trop pleine, les conditions atmosphériques se répercutant sur le système nerveux et toutes les autres influences provoquées ou subies modifiant les échanges organiques ou la chimie vitale des fonctions végétatives, contribuent activement à préparer le phénomène passionnel ; car ces modifkations physiologiques ont leur retentissement sur la conscience par la suggestion d’images aussitôt accueillies dans l’imagination et combinées avec d’autres associations pourvoyeuses de convoitises.

Qu’elle soit des sens externes, de l’imagination ou de la mémoire, qu’elle surgisse par provocation des éléments organiques de la passion, c’est bien l’image sensible qui est la cause immédiate et déterminante de la passion. Même lorsque la passion ne vient pas d’une image surgie spontanément, lorsqu’elle est suscitée par la volonté au service d’un vouloir qui adjoint à sa ferveur celle de la passion correspondante, cette passion conséquente, « impérée », ne peut exister que par l’image même que la volonté suscite, image qui, ici encore, est la cause immédiate et déterminante de la passion. Une peine morale peut bien se propager jusqu’à notre sensibilité, nous jeter dans l’abattement et dans les larmes ; mais cet émoi de tristesse est en correspondance avec des images sensibles évoquées par ressouvenir ou agencées par imagination. La volonté, nous le verrons, peut provoquer la passion, précisément parce qu’elle peut orienter l’imagination et y faire surgir et vivre des images passionnelles. 2° La passion est distincte de la sensation. — La sensation est cause déterminante de la passion, mais elle en est distincte.

Le mot sensation ne doit pas ici se restreindre à la connaissance sensible par les sens externes : toucher, vue, odorat, etc., mais il s’étend à la connaissance sensible interne : sens commun, imagination, estimative ou cogitative, mémoire ou réminisceme.

Quand il s’agit d’une connaissance sensible interne, il n’est pas difficile de la différencier de la passion. Le souvenir d’un grand chagrin amène une impression de tristesse momentanée. Une imagination voluptueuse fait ordinairement naître une concupiscence actuelle. L’évocation de la mort, lorsque la réflexion prolongée s’y applique, peut amener un frisson de peur. Dans tous ces exemples, le souvenir, l’imagination, l’évocation se présentent comme des causes spécificatrices, mais distinctes de la passion qui en résulte. Au fait, celle-ci pourrait ne pas en résulter. Le souvenir d’une peine ne nous émeut pas nécessairement, pas plus que l’imagination d’un plaisir ou l’évocation de l’échéance de la mort. La distinction entre la passion et la sensation n’est pas non plus difficile à faire, quand la passion est provoquée par la sensation de la vue, de l’ouïe et de l’odorat. La vue soudaine d’un animal furieux ou d’un individu menaçant peut nous faire peur ; mais ce n’est point fatal : un enfant peut avoir peur d’un chien qui aboie, sans que le père qui accompagne l’enfant en éprouve la moindre crainte.

La distinction entre sensation et passion est plus difficile quand il s’agit d’une sensation par le sens du toucher. Il y a des sensations de plaisir et des sensations de douleur qui semblent, à première vue, s’identifier avec la passion-délectation et avec la passiontristesse. Saint Thomas a prévu cette difficile discrimination entre la passion, acte de l’âme sensible, et la passion « corporelle ». De veritaie, q. xxvi, a. 2, 3 et 9. La première, c’est la passion elle-même, c’est-à-dire l’acte de l’appétit sensible. La seconde est la sensation par le toucher, sensation qui vient de la modification organique par contact ou lésion. « La sensation douleur, dit saint Thomas, ne doit pas être comptée parmi les passions de l’âme. » Et il en est de même de la sen-