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NOMINALISME. — Dans l’histoire de la philosophie et de la théologie chrétiennes, on voit paraître des nominalistes à deux époques : XIe et XIIe siècles, XIVe et XVe siècles. Nous avons à déterminer pour chaque époque le sens du mot nominalis et si, de l’une à l’autre, il garde une signification unique.

Qu’il y ait un ou plusieurs nominalismes médiévaux, il s’agit toujours de la constitution d’espèces philosophiques et théologiques distinctes : problème qui paraît d’une extrême difficulté à l’histoire doctrinale, de plus en plus défiante des généralisations et préoccupée de sauver la singularité des doctrines. En tout cas, la définition de l’espèce ne semble possible qu’à partir de monographies, qui nous font ici défaut presque totalement, même pour les plus célèbres des nominalistes.

Devant cette difficulté, nous avons essayé d’un procédé qui n’est point sans péril : choisir, en donnant les raisons de ce choix, deux types de nominalistes : Abélard, pour le XIIe siècle, Occam, pour le XIVe — et construire sur ces deux exemples une définition hypothétique du nominalisme médiéval.

Limité à des hypothèses, - nous espérons, en les formulant, qu’elles ne seront pas inutiles à l’avancement de nos connaissances sur ces nominales qui ouvrent et ferment l’âge métaphysique du Moyen Age occidental.


I. Le nominalisme du XIIe siècle : le problème des universaux.
II. Le nominalisme du XIVe siècle : les universaux et la connaissance humaine (col. 733).
III. Le nominalisme du xive siècle : Dieu (col. 754).
IV. Conclusions (col. 782).

I. Le nominalisme du XII siècle : le problème des universaux.

Nous étudierons successivement :
1° Le témoignage des contemporains ;
2° Le problème des universaux ;
3° la non-réalité des universaux ;
4° ce qu’est l’universel : un signe, vox, nomen, sermo ;
5° la signification des universaux ;
6° conclusions générales.

Le témoignage des contemporains. — On peut répartir en trois groupes les témoignages que l’on apporte communément sur le nominalisme au XIIe siècle. Cette mise en ordre fera apparaître dans son milieu, à son rang, la doctrine d’Abélard.

1. L’enseignement de la dialectique in voce. —

A l’aube du xiie siècle, Odon de Tournai († 1113) s’oppose à Raimbert de Lille : dialeclicam non juxla quosdam modernos in voce, sed more Boethii antiquoram doclorum in re discipulis legebat. Unde et magister Ruinbertus qui eodem tempore in oppido Insulensi dialeclicam clericis suis in voce legebat… Herimanni liber de restauratione S. Martini Tornac., cité par Reiners, Der Nominalismus in der Frùhscholastik, dans Beitràgezur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, t. viii, fasc. 5, p. 11, n. 2. — L.’Historia francica nous dit de Jean, maître de Roscelin, et de sa dialectique : eandem artem sophisticam vocalem esse disseruit.., cité par Ueberweg-Geyer, Grundriss der Geschichte der Philosophie, 11e éd., t. ii, p. 207. Geyer traduit in voce, vocalem par nominalistich. Ces textes mystérieux nous attestent seulement une nouvelle manière d’enseigner la logique : Aristote et Porphyre ne traitent pas des choses, mais de la façon d’en parler ; leur logique se présente comme une grammaire.

2. La sententia vocum de Roscelin. —

Othon de Freisingen écrit de Roscelin (né vers 1050, mort entre 1123 et 1125) : primus nostris lemporibus in logica sententiam vocum inslituit, Geyer, loc. cit., p. 206. Voici sur Roscelin, qui fut son maître, le témoignage d’Abélard : … Solis vocibus species.. adscribebat. Cousin, Ouvrages inédits d’Abélard, p. 471. Jean de Salisbury atteste aussi la sententia vocum : Fuerunt et qui voces ipsas gênera dicerent esse et species ; sed eoruin juin explosa sententia est et facile cum auctore suo evanuit, P. L., t. cxcix, col. 665 A. Alius ergo consista in vocibus, licel hwe opinio cum Rocelino suo fere omnino jam evanuerit, ibid., col. 874 G. Le passage célèbre de saint Anselme, dialectici, imo dialectice hierelici qui nonnisi flatum vocis putant esse universales subslantias, P. L., t. ci.viii, col. 65 A, rappelle à Reiners la définition de vox par Boëce : sonus.. est percussio aeris sensibilis, vox vero flalus per quasdam gulturis partes egrediens, qu.se arteriii’vocantur, qui aliqua lingutv impressione fonnatur. Reiners, loc. cit., p. 28, n. 3. Vox, c’est le son proféré ; cf. infra, 4°, 2. Une épigramme, citée aussi par Reiners, p. 11, 1. 1, marque avec insistance l’opposition res-vox : Roscelin, il s’agit de déterminer si genres et espèces sont des choses, ou n’existent que dans le langage.

3. La sententia vocum seu nominum d’Abélard (1079-1142). —

L’expression vient d’Othon de Freisingen, dans Reiners, loc. cit., p. 44. Une poésie, citée par Reiners, loc. cit., p. 11, n. 5, reprend aussi, pour Abélard, le terme vox : attributo vocibus rerum privilegio. Une épitaphe d’Abélard introduit sermo après vox : Hic genus et species in sola voce locavit, — El genus et species sermones esse nolavit. Charles de Rémusat, Abélard, t. ii, p. 104. Après avoir évoqué Roscelin et sa sententia vocum, Jean de Salisbury parle d’Abélard et de l’école qu’il laissa : alius sermones inluelur… In hac opinione deprehensus est peripateticus palatinus Abalardus nosler, qui multos reliquit et adhuc quidem aliquos habet professionis hujus secialores et lestes, P. L., t. cxcix, col. 874 C. Voici donc Abélard et Roscelin opposés l’un à l’autre comme sermo et vox.

L’autre passage cité à propos de Roscelin, ibid., col. 665 A, indique que les deux écoles sont proches parentes : Fuerunt et qui voces ipsas gênera dicerent esse et species ; sed eorum jam explosa sententia est, et facile cum auctore suo (se. Roscelino) evanuit. Sunt lamen adhuc qui deprehenduntur in vesligiis eorum, licet erubescant auctorcm vel sententiam profiteri, solis nominibus inharentes, quod rébus et intellectibus subtrahunl, sermonibus ascribunt. A côté de sermo, nomen paraît ici. Ailleurs, nous lisons que Jean de Salisbury prit pour maître, après Abélard, Albéric, nominalis seclæ acerrimus impugnator, Ibid., col. 867 G. Nominalis secla, c’est sans doute l’école d’Abélard qui continue le maître, l’école des sermones. Dans une lettre de Jean de Salisbury, on relève d’ailleurs ce passage : Nosli pridem nominalium luorum eo mihi minus placere sententiam, quod in sermonibus Iota consistais utilitatem rerum non assumpseril. Ibid., col. 272 C. Utilisant tous ces textes, Reiners conclut : « Ainsi le terme de nominalisme, au début, ne désigne pas la doctrine de Roscelin, mais celle d’Abélard, Reiners, loc. cit., p. 59. Rémusat avait déjà remarqué que Roscelin, c’était la sententia vocum, et non le nominalisme proprement dit, Abélard, t. ii, p. 106. C’est donc à Abélard que nous demanderons ce que fut le nominalisme du xiie siècle ; nous utiliserons principalement sa logique Ingredientibus, publiée par Geyer, Beitràgezur Gesch. der Philos, des M. A., t. xxi, fasc. 1, 2 et 3 ; nous découvrirons au nominalisme deux aspects essentiels et, pour ainsi dire, deux versants ; ainsi notre analyse montrera la vérité de l’épitaphe, citée par Rémusat, Abélard, t. ii, p. 104 :

Hic, quid res essent, quid voces signifiearent Lucidius reliquis patefecit in arte peritis.

Mais, avant de découvrir l’essence des choses et la signification des mots (Reiners traduit vox par Wort), voyons la manière dont l’opposition res-vox s’introduit à propos des questions laissées par Porphyre sur les genres et les espèces : le problème des universaux va se poser devant nous.