Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 11.1.djvu/202

Cette page n’a pas encore été corrigée
389
390
NEWMAN (JOHN-HENRY), LA GRAMMAIRE DE L’ASSENTIMENT


observation propres, soit par l’influence des autres, l’éducation, l’instruction, etc. Cela revient a ce que dit Ward, dans une étude sur la Grammaire écrite très peu de temps après son apparition : « Cherchez où vous voulez, en dehors de la région des mathématiques pures, le fait vous frappera immédiatement, le caractère incomplet du bilan que nous pouvons établir quand nous étudions le fondement de nos certitudes les moins contestées. » (Philosophie du théisme, t. ii, p. 254.) Et encore : « C’est certainement pour le penseur une tâche sans espoir de réussite que de vouloir proportionner ses convictions à leurs prémisses, alors que ces prémisses, dans leur forme originale et adéquate ne sont plus présentes à son esprit. » (Ibid., p. 256.) Et, pour donner un exemple, Ward, suppose un philologue en présence d’un texte latin, dont il est à même de déclarer avec la plus absolue certitude qu’il n’est ni de Tacite, ni de Cicéron. Pourtant il est absolument incapable d’exposer, de développer, même à ses propres yeux toutes les prémisses qui justifient sa conclusion (op. cit., t. ii, p. 250.)

Newman, lui, pour faire saisir sa pensée se met en face de l’hypothèse audacieuse du P. Hardouin, selon qui des parties considérables de la littérature latine, y compris les comédies de Térence, Y Enéide de Virgile, les Odes d’Horace, l’œuvre historique de Tite-Live ou de Tacite, ne seraient que des fabrications de moines du xme siècle. La prodigieuse érudition du P. Hardouin n’amène pas chez Newman un seul moment de doute. Le sens commun croit à l’authenticité de ces écrits « sans hésitation ni réserve, comme si elle avait été démontrée, et non en proportion des preuves plus ou moins acceptables que l’on donne en sa faveur, ou du bilan des arguments. » Mais qu’estce que le sens commun peut dire sur ce sujet ? Bien peu de chose, sur le papier, et ce peu, le P. Hardouin serait tout à fait en droit de l’appeler une pétition de principe. Le sens commun s’exprimerait ainsi : « Nos raisons personnelles de croire à l’authenticité de Virgile, Horace, Tite-Live, Tacite, Térence, se ramènent à cette conviction que les moines en question n’étaient point capables de les écrire. C’est-àdire que nous considérons ceci comme accordé : Nous connaissons suffisamment les capacités de l’esprit humain et les conditions du génie, pour être tout à fait certains qu’une époque qui fut féconde en grandes idées, qui portait en germe les éléments d’un magnifique avenir, robuste en ses pensées, hardie en ses anticipations, d’une singulière curiosité intellectuelle, d’une grand acuité d’esprit, et d’un admirable génie dans l’un au moins des beaux-arts, que cette époque ne pouvait, à cause même de sa prééminence dans sa propre ligne de développement, avoir une prééminence égale dans une ligne justement contraire. Nous ne nous prétendons pas capables de faire le départ entre ce que pouvait et ne pouvait pas l’intelligence du Moyen Age, mais nous sentons sûrement que, tout au moins, elle ne pouvait écrire les classiques. Le sens instinctif de tout cela et la foi au témoignage, tel est l’argument suffisant, quoique implicite, sur lequel se fonde notre certitude. » Gramm., p. 297298.

Nous pensons que le lecteur partage la certitude de Newman et admet ses arguments. Mais qu’y a-t-il ici qui puisse être traité de raisonnement verbal ? Tout juste ce que nous avons souligné, cet appel à un « sens instinctif » dont l’auteur a confiance que son lecteur le partagera. Mais ce sens instinctif est, après tout, une conclusion. Et quelles sont, et, pouvons-nous ajouter, où sont ses prémisses ? D’innombrables impressions oubliées, jadis reçues plus ou moins passivement de la lecture des œuvres classiques et médiévales, une expérience de la nature humaine

qui est le produit de rencontres sans nombre, tout cela dicte, d’une façon qui ne saurait être contredite le Jugement final : il est impossible que les écrits en question soient sortis des monastères du Moyen Age. Le lecteur trouvera quantité d’exemples de certitudes analogues dans la Grammaire et dans deux articles de Ward : Explicit and implicit thought, et Certitude in religions assent, op. cit., t. il. Voir aussi, dans ce dictionnaire, t. vi, col. 210.

On remarquera que Newman et Ward empruntent leurs exemples à des certitudes qui ne dérivent pas de démonstrations en forme, à l’histoire, à la littérature, à la vie journalière, etc. Ceci montre bien qu’ils ne traitent pas de la certitude de l’assentiment religieux comme d’une chose sut generis. De plus, cela fait voir de façon parfaitement claire, que par certitude ils entendent la certitude, et non point ce qu’on appelle souvent certitude morale ou pratique, c’est-à-dire une très haute probabilité avec la sûreté qu’elle procure pour l’action. Il serait à peine nécessaire d’insister sur ce point, car c’était principalement pour défendre le caractère absolu de la certitude en choses concrètes, là où la démonstration mathématique est impraticable, que Newman a écrit la Grammaire. Pourtant des personnes se sont rencontrées, R. H. Hutton par exemple, pour attribuer à Newman les idées mêmes que celui-ci combattait. En faisant le compte rendu de la Grammaire dans le Spectalor dont il était le rédacteur en chef, Hutton parle de Newman comme défendant la légitimité d’un complément de certitude (surplusage of assurance), consécutif à la probabilité morale. Newman réplique dans une longue lettre (inédite) du 28 avril 1870, où il rejette catégoriquement les vues qu’on lui attribuait : « Ce « complément de certitude » (surplusage of assurance ) est de Locke et non de moi, et, me semble-t-il, on me le met en bouche, au cours de cet article, d’une manière qui s’interpose entre ma pensée et moi… Je pense que le résultat d’une combinaison de probabilités. .. est une preuve réelle… en tant qu’elle est simplement une anticipation… d’une conclusion inévitable. » Il illustre cette anticipation par l’exemple tiré du calcul différentiel et du célèbre lemme qui ouvre les Principia de Newton (cf. Grammaire, p. 320 sq.), puis il ajoute : « Je n’accepte pas l’idée même du « complément de certitude » et je dis que l’on doit donner son assentiment ou le refuser, et qu’il n’y a pas de milieu. L’article s’exprime comme si j’acceptais l’idée… alors que Locke la rejetait ; en réalité je n’accepte pas du tout cette idée comme représentant un acte de la volonté. »

b) Le sens de l’inférence (illative sensé). — a. Ce que c’est. — Tout le monde connaît, quoi qu’il en soit du mot lui-même, ce que la Grammaire appelle le sens de l’inférence. C’est la faculté dont on use avec pleine confiance, chaque fois que l’on tire une conclusion d’un certain nombre de faits, en faisant confiance à son jugement, au lieu d’attendre de s’être donné pleine satisfaction par un processus formel et explicite de déduction. Le sens de l’inférence est tout simplement ce qui nous fait mener de manière implicite un raisonnement à sa conclusion. Dans le langage journalier, nous parlons de son exercice en choses simples et aisées, comme de l’exercice du bon sens ; en des matières moins faciles comme de l’exercice du jugement, du jugement sain, discipliné, bien entraîné, bien informé, et ainsi de suite en remontant l’échelle, jusqu’à ce que nous arrivions à des expressions comme celles-ci : « pénétration extraordinaire », « intuitions de génie ». En toutes ces manières de parler, nous reconnaissons la faculté de notre esprit de tirer des conclusions des faits, sans avoir recours à des ingérences formelles »