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M Oit H LE BIENHEUREUX THOMAS


richesse du cérémonial. La tolérance même, telle que nous l’entendons aujourd’hui, n’existe pas dans V Utopie ; on y accepte bien la liberté de pensée, mais non la liberté de la parole ou de la discussion ; et les « hérétiques » y sont traités en parias. En réalité, la société utopienne, avec son communisme, sa vie toute soumise à une règle, respectueuse du pouvoir civil, et au-dessus de lui d’une autorité spirituelle suprême, fait penser surtout à ces grandes sociétés monastiques du Moyen Age, que l’Angleterre allait voir disparaître : elle n’a rien de commun avec l’individualisme religieux, politique, social et économique du protestantisme. Que d’ailleurs More ait saisi l’occasion de donner une leçon à ses coreligionnaires, en comparant défavorablement leur piété et leurs mœurs avec celles des utopiens, il ne faut pas s’en étonner, car il était de ceux qui désiraient, avec Érasme et Golet, une réforme intérieure de l’Église, réforme morale, réforme des cœurs, où l’humanisme appliqué à l’étude des textes sacrés aurait joué un grand rôle, et facilité le retour à la pureté évangélique.

III. More controversiste catholique.

Reste qu’il fallut les progrès du luthéranisme pour décider More à exprimer, de manière non équivoque, ses convictions profondes.

Les écrits polémiques énumérés plus haut ont un caractère purement défensif. More y réfute une à une les affirmations des protestants, par des arguments de bon sens, souvent illustrés d’une anecdote, plutôt que par des raisonnements abstraits. D’ailleurs la controverse porte en général sur la pratique de la religion et non sur les problèmes théologiques. More ne conteste pas l’existence des abus, mais estime qu’on peut les faire cesser par une stricte application des règles existantes : il n’esquisse aucun plan de réforme. La position qu’il prend est essentiellement conservatrice. Nous résumerons ici, d’après le Dialogue, le principal de son argumentation.

Les hérétiques anglais s’attaquent tout d’abord au culte des saints, aux images, puis aux pèlerinages, aux dévotions localisées, que le clergé encourage, selon eux, par esprit de lucre. More conteste ce dernier point, et se refuse à croire qu’un chrétien, en cela plus sot qu’un chien, puisse confondre une image et la personne qu’elle représente. Dieu est partout, dira-t-on. En ce cas, l’argument vaut contre tout lieu consacré au culte. Certes le vrai temple est dans l’âme ; mais, si les églises étaient abolies, combien resterait-il de temples dans les âmes ? Dieu aime être adoré et voir ses saints honorés en certains lieux particuliers : des miracles le prouvent.

Nous voici à la question du surnaturel. Les miracles, disent les hérétiques, sont contraires à la raison et à la nature. Mais une chose n’est pas nécessairement fausse, parce qu’elle nous paraît contraire à la raison et à la nature. Et, d’ailleurs, les miracles ne sont pas contre la nature ; ils sont au-dessus de la nature ; et la raison nous enseigne la toute-puissance de Dieu. Si nous tirons argument contre les miracles de l’insuffisance des témoignages, que ne sommes-nous aussi sceptiques sur le compte de tel événement beaucoup moins bien attesté, notre propre baptême par exemple ? Les supercheries ne prouvent rien conLre les vrais miracles. Et nous trouvons ceuxci dans l’Écriture, dans les pèlerinages anciens aussi, sans qu’on puisse dire qu’ils se sont arrêtés à telle ou telle date. N’en connaissons-nous pas autour de nous ? L’Église aussi nous en garantit la vérité ; et l’Église ne peut errer.

Oppose-ion à [’autorité de l’Église celle de l’Écriture ? Mais le Christ n’a pas laissé qu’un livre derrière lui, livre incomplel d’ailleurs et corrompu par les copistes. C’est lui-même qui reste avec nous en son

Église, gardienne de la substance de son enseignement. Le Saint-Esprit nous a enseigné bien des « vérités non écrites », telles que la virginité perpétuelle de Marie. Trouvons-nous dans l’Évangile que tout homme ou femme puisse baptiser ? que le jour du repos doive être le dimanche et non le samedi ? que l’on doive mélanger l’eau avec le vin dans l’eucharistie ? Ne croire que dans les limites de l’Écriture, c’est là l’origine de toutes les hérésies de Luther. Admettons même que les Livres saints contiennent tout ce qui est de foi : il s’agit encore de les comprendre, et c’est à son Eglise que le Christ en a donné le pouvoir. L’Église, elle aussi, est la parole de Dieu. Elle est, comme telle, infaillible. Elle seule peut choisir et déterminer ce qui constitue l’Écriture.

On accuse l’Église, et spécialement en Angleterre, de refuser la Bible aux fidèles, parce que, dit-on, elle s’y sent condamnée. More conteste tout d’abord le fait en ce qui concerne les traductions autorisées. Mais il réprouve sans réserve le Nouveau Testament en anglais de Tyndale, où les erreurs fourmillent, et où les mots à sens théologique précis sont rendus inexactement (où, par exemple, congrégation, amour, faveur, repentir, sont substitués à Église, charité, grâce, pénitence). More accorde qu’il serait opportun de faire faire une nouvelle traduction par les évêques du royaume.

Le fâcheux état moral d’une partie du clergé lui paraît tenir au trop grand nombre d’ordinations. On tourne sans peine la règle, imposée à tout candidat aux ordres, d’avoir un bénéfice à sa disposition, et beaucoup de prêtres en sont ainsi réduits à occuper comme chapelains particuliers une position servile et méprisée. Le vrai remède serait d’appliquer la règle avec rigueur, au lieu que Luther et Tyndale veulent supprimer toute règle.

Au sujet du célibat ecclésiastique, More réfute les objections tirées de I Tim., iii, 2. Il fut nécessaire d’abord de prendre comme prêtres des hommes mariés, mais aussi chastes que possible ; donc, unius uxoris viros. Mais ceci était une restriction, non une prescription. Les Grecs eux-mêmes interdisent tout mariage après l’ordination.

Enfin More s’exprime sur le châtiment des hérétiques d’une manière qui ne laisse aucun doute quant à ses sentiments profonds : Les hérétiques doivent être brûlés : ce n’est certes pas à l’Église de l’exiger, mais elle n’a pas le droit d’empêcher le corps social de se défendre lui-même. D’ailleurs les hérétiques sont bien loin de pratiquer eux-mêmes la tolérance et la douceur. Nous devons d’abord avoir pitié des ignorants qu’ils pourraient égarer, et pour les protéger, arrêter le mal dans la racine.

Nous n’avons rien dit encore d’une question capitale, qui mérite d’être examinée à part, bien qu’elle figure à peine dans les œuvres de More : où celui-ci failli résider l’autorité et l’infaillibilité qu’il attribue à l’Église ? comment envisage-t-il la suprématie pontificale ? On a dit parfois (cf. Bridgett, p. 300) qu’il ne considérait pas celle-ci comme un élément essentiel de l’Église catholique. On s’appuie pour cela sur le fait <[ue dans sa réponse à Tyndale, English works, p. 605, il ne fait pas mention du pape dans sa définition de l’Église. Mais il déclare lui-même qu’il a Simplement voulu « éviter de mêler et d’embrouiller deux questions différentes ». Son sentiment véritable S’exprime dans sa lettre à Cromwell du 6 mais 1534

(reproduite par Bridgett, p. 343-45, d’après le ms. original). Avant la controverse avec Luther, nous dit-il, il n’avait pas étudié sérieusement la question ; il croyait alors la primauté pontificale d’Institution uniquement ecclésiastique (peut-être sublssalt-il en cela l’influence de Tunstall) ; mais il en vint à la considérer