Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rentré à la Chambre, j’y trouvai une impassibilité apparente, à travers laquelle on apercevait le bouillonnement interne de mille passions contenues. C’était, depuis le matin, le seul lieu de Paris où je n’eusse point ouï parler tout haut de ce qui préoccupait en ce moment toute la France. On discutait nonchalamment la création d’une banque à Bordeaux, mais il n’y avait, à vrai dire, que l’homme qui parlait à la tribune et celui qui devait lui répondre qui s’occupassent de l’affaire. M. Duchâtel me dit que tout allait bien. Il dit cela d’un air assuré et agité à la fois qui me parut suspect. Je remarquai qu’il remuait le cou et les épaules (ce qui était son tic habituel) beaucoup plus vivement et plus fréquemment que de coutume ; je me rappelle que cette petite observation me donna plus à réfléchir que tout le reste.

J’appris qu’en effet il y avait eu sur plusieurs points, que je n’avais pas visités, des troubles sérieux ; un certain nombre d’hommes étaient tués ou blessés. On n’était plus accoutumé à ces sortes d’aventures, comme on l’avait été quelques années auparavant et surtout comme on le devint quelques mois après ; l’émotion était vive. J’étais précisément invité à dîner ce jour-là chez un de mes collègues de Chambre et d’opposition, M. Paulmier, député du Calvados. J’eus quelque peine à pénétrer chez lui à travers les troupes