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nements, quoi qu’on en dise, et se cache sous les institutions les moins libres. La noblesse russe avait adopté les principes et surtout les vices de l’Europe ; mais le peuple était sans contact avec notre Occident et l’esprit nouveau qui l’anime. Il voyait dans l’empereur non seulement le prince légitime, mais l’envoyé de Dieu et presque Dieu même.

Au milieu de cette Europe, que je viens de peindre, la situation de la France était embarrassée et faible. Nulle part la révolution n’avait réussi à fonder une liberté régulière et stable. Partout les anciens pouvoirs étaient en voie de se relever du milieu des ruines qu’elle avait faite, non pas, il est vrai, tels qu’ils étaient tombés, mais fort semblables. Nous ne pouvions aider ceux-ci à se raffermir, ni assurer leur victoire, car le régime qu’ils rétablissaient était antipathique, je ne dirai pas seulement aux institutions que la révolution de Février avait créées, mais au fond même de nos idées, à ce qu’il y a de plus permanent et de plus invincible dans nos nouvelles mœurs. De leur côté, ils se défiaient de nous et avec raison. Le grand rôle de restaurateurs de l’ordre général en Europe nous était donc interdit. Ce rôle d’ailleurs était déjà pris par un autre ; il appartenait de droit à la Russie, le second seul nous fût resté. Quant à placer la France à la tête des novateurs, il fallait encore moins y songer par deux raisons :