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l’obéissance, et aux apparences du pouvoir qu’au pouvoir même. Consultez-le beaucoup et faites ensuite comme il vous plaira. Il tiendra plus de compte de votre déférence que de vos actes. » Ainsi fis-je, et avec grand succès. Dans les deux principales affaires que j’eus à traiter pendant mon ministère, celle du Piémont et celle de la Turquie, je fis précisément le contraire de ce que voulait M. Thiers, et nous n’en restâmes pas moins jusqu’à la fin bons amis.

Quant au président, c’est surtout dans le maniement des affaires étrangères qu’il faisait voir combien il était encore mal préparé au grand rôle que l’aveugle fortune lui avait donné. Je ne tardai pas à m’apercevoir que cet homme, dont l’orgueil aspirait à tout conduire, n’avait encore su prendre aucune mesure pour être au courant de rien. Ce fut moi qui lui proposai de faire faire chaque jour une analyse de toutes les dépêches, et de la faire passer sous ses yeux. Auparavant, il ne connaissait ce qui se passait dans le monde que par ouï-dire, et ne savait que ce que le ministre des affaires étrangères voulait bien lui apprendre. Le terrain solide des faits manquait donc toujours aux opérations de son esprit, et il était facile de s’en apercevoir à toutes les rêveries dont celui-ci était plein. J’étais quelquefois effrayé en apercevant ce qu’il y avait de vaste, de chimérique, de peu scrupu-