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de loin et dans l’ombre des couloirs, et je vis bientôt s’amasser contre lui un gros orage.

« Qu’avons-nous entrepris ? lui disais-je souvent. Est-ce de sauver la république avec les républicains ? Non, car la plupart de ceux qui portent ce nom nous tueraient assurément avec elle ; et ceux qui méritent de le porter ne s’élèvent pas à cent dans l’Assemblée. Nous avons entrepris de sauver la république avec des partis qui ne l’aiment point. Nous ne pouvons donc gouverner qu’à l’aide de concessions : seulement il ne faut jamais céder rien de substantiel. En cette matière, tout est dans la mesure. La meilleure garantie, et peut-être la seule, qu’ait en ce moment la république, est notre maintien aux affaires. Il faut donc prendre tous les moyens honorables de nous y maintenir. » À quoi il répondait qu’en luttant comme il le faisait tous les jours avec la plus grande énergie contre le socialisme et l’anarchie, il devait satisfaire la majorité, comme si l’on pouvait jamais satisfaire les hommes en ne s’occupant que de leur bien général sans tenir compte de leur vanité et de leurs intérêts particuliers. Encore si, tout en refusant, il avait su le faire avec grâce ; mais la forme de ses refus désobligeait plus que le fond. Je n’ai jamais pu concevoir qu’un homme si maître de sa parole à la tribune, si habile dans l’art de choisir les arguments et les mots les plus propres