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prévoir les grands mouvements des partis. En pareille matière, c’est l’aspect du pays tout entier, la connaissance de ses besoins, de ses passions, de ses idées, qui peuvent nous instruire, données générales qu’on peut se procurer par soi-même, et que les agents les mieux placés et les plus accrédités ne fournissent jamais.

La vue de ces faits généraux m’avait porté à croire qu’en ce moment une révolution à main armée n’était pas à craindre ; mais un combat l’était, et l’attente de la guerre civile est toujours bien cruelle, surtout quand celle-ci vient joindre sa fureur aux horreurs de la peste. Paris était, en effet, ravagé alors par le choléra. La mort frappait cette fois dans tous les rangs. Un assez grand nombre de membres de la Constituante avaient déjà succombé ; et Bugeaud, qu’avait épargné l’Afrique, était mourant.

Si j’avais pu douter un moment de l’imminence de la crise, l’aspect seul de la nouvelle Assemblée me l’aurait clairement annoncée. On peut dire que, dans son enceinte, on respirait l’air de la guerre civile. Les paroles y étaient brèves, les gestes violents, les mots excessifs et les injures outrageantes et directes. Nous étions momentanément réunis dans l’ancienne Chambre des députés. Cette salle, préparée pour quatre cent soixante membres, en contenait difficilement sept cent cinquante. On s’y touchait donc, tout en se détestant ; on