Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/263

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un feu de mousqueterie rare mais meurtrier. C’était un étrange combat. La rue Samson, comme on sait, n’est pas fort longue ; à l’extrémité passe le canal Saint-Martin, et, derrière le canal, une grande maison fait face à la rue.

La rue était absolument déserte, on n’y voyait point de barricade et le canon avait l’air de tirer à la cible ; de temps en temps seulement, un nuage de fumée sortait de quelques fenêtres et annonçait un ennemi présent mais invisible ; nos tirailleurs placés le long des murs visaient dans les fenêtres d’où ils voyaient des coups partir en arrière de la fontaine. Lamoricière, planté sur un grand cheval, en point de mire, donnait ses ordres au milieu des balles. Je le trouvai plus animé et plus loquace que je n’imaginais que dût être un général en chef dans une telle conjoncture ; il parlait, criait d’une voix enrouée, gesticulait avec une sorte de furie. Il était facile de voir à la netteté de sa pensée et de son expression qu’au milieu de ce désordre apparent il ne perdait pas son sang-froid : mais une pareille manière de commander eût été capable de le faire perdre aux autres et j’avoue que j’aurais plus admiré son courage s’il eût été plus tranquille.

Ce combat dans lequel on n’apercevait personne devant soi, ce feu, qui ne semblait dirigé que contre des murs, m’étonnait étrangement. Je ne me serais jamais