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Je me réveillai de très grand matin ; le soleil était déjà depuis quelque temps sur l’horizon, car nous étions dans les jours les plus longs de l’année ; en ouvrant les yeux, j’entendis un son métallique et sec, qui remuait nos vitres et s’éteignait aussitôt au milieu du silence de Paris : « Qu’est-ce là ? » dis-je. Ma femme me répondit : « C’est le canon, voilà près d’une heure que je l’entends ; je n’ai pas cru devoir vous réveiller, car vous allez sans doute avoir besoin de vos forces dans le jour. » Je m’habillai à la hâte et sortis ; le tambour commençait à battre de tous côtés le rappel : le jour de la grande bataille était bien réellement venu. Les gardes nationaux quittaient leurs demeures en armes ; tous ceux que je vis me parurent pleins d’énergie, car le bruit du canon qui faisait sortir les braves de chez eux, retenait les autres au logis. Mais ils étaient au désespoir ; ils se croyaient ou mal conduits ou trahis par la commission exécutive, et faisaient entendre contre elle des imprécations terribles. Cette extrême défiance de la force armée, à l’égard de ses chefs, me parut un symptôme formidable. En poursuivant ma route, je rencontrai, à l’ouverture de la rue Saint-Honoré, une foule d’ouvriers qui écoutaient avec anxiété le bruit du canon. Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail ;