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cette bourgeoisie ainsi opprimée et menacée, et ce désespoir se tournait insensiblement en courage. J’avais toujours cru qu’il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de Février, et qu’il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris. Je l’avais dit dès le lendemain du 24 février ; ce que je vis alors me persuada que non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais que le moment en était proche, et qu’il était à désirer qu’on saisît la première occasion de la livrer.

L’Assemblée nationale se réunit enfin le 4 mai ; jusqu’à la dernière heure on avait douté qu’elle pût le faire. Je crois bien que les plus ardents des démagogues eurent plusieurs fois, en effet, la tentation de se passer d’elle, mais ils ne l’osèrent ; ils restèrent accablés sous le poids de leur propre dogme de la souveraineté du peuple.

Je devrais avoir devant les yeux le tableau que présenta l’Assemblée à son début ; mais je trouve, au contraire, que ce souvenir m’est demeuré très confus. On aurait tort de croire que les événements restent présents à la mémoire en raison seulement de leur importance ou de leur grandeur ; ce sont plutôt certaines petites particularités qui s’y rencontrent, qui les font pénétrer profondément dans l’esprit et les