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saisi, en y entrant, d’une tristesse si grande et si particulière, qu’elle a laissé dans mon souvenir des traces qu’aujourd’hui encore je retrouve marquées et visibles, parmi tous les vestiges des événements de ce temps-là. J’arrivai sans être attendu. Ces salles vides, dans lesquelles je ne rencontrai pour m’accueillir que mon vieux chien, ces fenêtres détendues, ces meubles entassés et poudreux, ces foyers éteints, ces horloges arrêtées, tout me parut annoncer l’abandon et présager la ruine. Ce petit coin de terre isolé, et comme perdu au milieu des haies et des prairies de notre bocage normand, qui m’avait paru tant de fois la plus charmante solitude, me semblait dans l’état actuel de mes pensées, un désert désolé ; mais, à travers la désolation de l’aspect présent, j’apercevais, comme du fond d’un tombeau, les images les plus douces et les plus riantes de ma vie. J’admire comme chez l’homme l’imagination est plus colorée et plus saisissante que réelle. Je venais de voir tomber la monarchie ; j’ai assisté depuis aux scènes les plus sanglantes ; eh bien ! je le déclare, aucun de ces grands tableaux ne m’avait causé et ne me causa une émotion aussi poignante et aussi profonde, que celle éprouvée par moi, ce jour-là, à la vue de l’antique demeure de mes pères et au souvenir des jours paisibles et des heures heureuses que j’y avais passés sans connaître leur prix. Je puis dire que ce fut là et ce