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Mais, ce qui m’avait le plus désespéré et énervé, durant les neuf ans que je venais de passer dans les affaires, et ce qui reste encore aujourd’hui pour moi le souvenir le plus affreux de ce temps, c’est l’incertitude incessante dans laquelle il m’avait fallu vivre, sur ce qu’il y avait de mieux à faire chaque jour. Il me semble que chez moi le caractère incertain prend naissance dans les nuages de mon intelligence, plutôt que dans la faiblesse de mon cœur, et que je n’ai jamais ni hésitation ni peine à prendre le chemin le plus scabreux, quand je vois clairement où il doit me conduire. Mais, au milieu de ces petits partis dynastiques, si peu différents par la fin qu’ils se proposaient, si semblables par les mauvais moyens qu’ils mettaient en pratique, quel sentier conduisait visiblement à l’honnête, même à l’utile ? Où était le vrai ? Où était le faux ? De quel côté les méchants ? De quel côté les gens de bien ? Je n’ai jamais pu, dans ce temps-là, le discerner pleinement, et je déclare qu’aujourd’hui même je ne saurais le bien faire. La plupart des hommes de parti ne se laissent ni désespérer ni énerver par de pareils doutes ; plusieurs même ne les ont jamais connus, ou ne les connaissent plus. On les accuse souvent d’agir sans conviction ; mon expérience m’a montré que cela était bien moins fréquent qu’on ne l’imagine. Ils possèdent seulement la faculté précieuse et