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d’autres. J’appris, dès le lendemain, les détails de sa fuite par M. Talabot, celui même qui l’avait aidé à l’exécuter. J’étais lié avec M. Talabot par des relations assez intimes de parti, et M. Thiers, je crois, l’était avec lui par d’anciennes relations d’affaires. M. Talabot était un homme plein de vigueur d’esprit et de résolution, très propre à servir dans une occasion pareille. Voici ce qu’il me raconta, je crois n’en rien omettre et n’y rien ajouter : « Il paraît, me dit-il, que M. Thiers en traversant la place Louis XV avait été injurié et menacé par quelques hommes du peuple ; il était très troublé et très ému quand je le vis arriver dans la salle des conférences ; il vint à moi, me prit à l’écart et me dit qu’il allait être massacré par la populace si je ne l’aidais à fuir ; je le pris aussitôt sous le bras et le priai de m’accompagner sans rien craindre. M. Thiers voulut éviter le pont Louis XVI de peur de se trouver dans la foule ; nous allâmes au pont des Invalides, mais arrivé là, il crut apercevoir un attroupement de l’autre côté de la rivière et refusa encore de passer. Nous gagnâmes le pont d’Iéna qui était libre, nous le traversâmes sans difficulté ; arrivé de l’autre côté, M. Thiers, découvrant sur les gradins en amphithéâtre, où devait être bâti le palais du roi de Rome, quelques gamins qui criaient, se jeta aussitôt dans la rue d’Auteuil, et entra dans le bois de Bou-