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planter ; jusque-là, elles s’éteignaient doucement et sans bruit dans le doute et l’indifférence : c’est la mort sénile des religions. En France, on attaqua avec une sorte de fureur la religion chrétienne, sans essayer même de mettre une autre religion à sa place. On travailla ardemment et continûment à ôter des âmes la foi qui les avait remplies, et on les laissa vides. Une multitude d’hommes s’enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L’incrédulité absolue en matière de religion, qui est si contraire aux instincts naturels de l’homme et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut attrayante à la foule. Ce qui n’avait produit jusque-là qu’une sorte de langueur maladive engendra cette fois le fanatisme et l’esprit de propagande.

La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés à nier les vérités de la religion chrétienne ne paraît pas suffisante pour rendre raison d’un événement si extraordinaire ; car pourquoi tous ces écrivains, tous, ont-ils porté leur esprit de ce côté plutôt que d’un autre ? Pourquoi parmi eux n’en a-t-on vu aucun qui se soit imaginé de choisir la thèse contraire ? Et enfin, pourquoi ont-ils trouvé, plus que tous leurs prédécesseurs, l’oreille de la foule tout ouverte pour les entendre et son esprit si enclin à les croire ? Il n’y a que des causes très-particulières au temps et au pays de ces écrivains qui puissent expliquer et leur entreprise et surtout son succès. L’esprit de Voltaire était depuis longtemps dans le monde ; mais Voltaire lui-même ne pouvait guère, en effet, régner qu’au dix-huitième siècle et en France.