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reuse du bel esprit, on comprendra sans peine comment les écrivains y devinrent une puissance politique et finirent par y être la première.

Tandis qu’en Angleterre ceux qui écrivaient sur le gouvernement et ceux qui gouvernaient étaient mêlés, les uns introduisant les idées nouvelles dans la pratique, les autres redressant et circonscrivant les théories à l’aide des faits, en France, le monde politique resta comme divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. Dans la première, on administrait ; dans la seconde, on établissait les principes abstraits sur lesquels toute administration eût dû se fonder. Ici, on prenait des mesures particulières que la routine indiquait ; là, on proclamait des lois générales, sans jamais songer aux moyens de les appliquer : aux uns, la conduite des affaires ; aux autres, la direction des intelligences.

Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison.

Graduellement l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était, pour songer à ce qui pouvait être, et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains.