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ciennes et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d’après un plan entièrement nouveau, que chacun d’eux traçait à la seule lumière de sa raison.

La condition même de ces écrivains les préparait à goûter les théories générales et abstraites en matière de gouvernement et à s’y confier aveuglément. Dans l’éloignement presque infini où ils vivaient de la pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n’avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point ; car l’absence complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n’y faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d’autres y faisaient. Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d’une société libre et le bruit de tout ce qui s’y dit, donnent à ceux mêmes qui s’y mêlent le moins du gouvernement. Ils devinrent ainsi beaucoup plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d’idées générales et de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique et plus confiants encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique.

La même ignorance leur livrait l’oreille et le cœur