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Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n’a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.

Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l’habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute ; mais ce qu’on ne sait point assez, c’est qu’à celles-là il s’en était substitué d’autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu’avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n’avaient jamais connues.

On sait que c’est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n’ont point d’intérêt personnel à les changer.

Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur-général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d’œuvre d’exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases  ; on ne saurait décrire avec plus d’art le mal dont on profite.