Page:Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866.djvu/189

Cette page a été validée par deux contributeurs.

en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de ses travers, l’esprit et quelques-unes des grandes qualités de l’aristocratie. Il faudra regretter toujours qu’au lieu de plier cette noblesse sous l’empire des lois, on l’ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première, a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d’être regardée qui fait d’elle le point le plus résistant du corps social. Elle n’a pas seulement des mœurs viriles ; elle augmente, par son exemple, la virilité des autres classes. En l’extirpant, on énerve jusqu’à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la remplacer complètement ; elle-même ne saurait jamais renaître ; elle peut retrouver les titres et les biens, mais non l’âme de ses pères.

Les prêtres, qu’on a vus souvent depuis si servilement soumis dans les choses civiles au souverain temporel, quel qu’il fût, et ses plus audacieux flatteurs, pour peu qu’il fit mine de favoriser l’Église, formaient alors l’un des corps les plus indépendants de la nation, et le seul dont on eût été obligé de respecter les libertés particulières.

Les provinces avaient perdu leurs franchises, les villes n’en possédaient plus que l’ombre. Dix nobles ne pouvaient se réunir pour délibérer ensemble sur une affaire quelconque sans une permission expresse du roi.