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donc que pour soi, ne s’occupe que de soi, n’a d’affaires que celles qui la touchent.

Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas, en effet, d’individu qui n’appartint à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons.

Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que tous ces hommes qui se tenaient si à l’écart les uns des autres étaient devenus tellement semblables entre eux, qu’il eût suffit de les faire changer de place pour ne pouvoir plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient des gens si pareils leur paraissaient à eux-mêmes aussi contraires à l’intérêt public qu’au bon sens, et qu’en théorie ils adoraient déjà l’unité. Chacun d’eux ne tenait à sa condition particulière que parce que d’autres se particularisaient par la condition ; mais ils étaient tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n’eût rien à part et n’y dépassât le niveau commun.