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se répandre et de se délayer dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même jusqu’aux gens de finance. Le style administratif, dont le tissu est ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque tendre. Un subdélégué se plaint à l’intendant de Paris « qu’il éprouve souvent dans l’exercice de ses fonctions une douleur très-poignante à une âme sensible ».

Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains secours de charité, à la condition que les habitants devaient faire de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est suffisante, le contrôleur-général écrit en marge de l’état de répartition : Bon, témoigner satisfaction ; mais quand elle est considérable, il écrit : Bon, témoigner satisfaction et sensibilité.

Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle qui est déjà formée et vivante ; elle attend seulement que la Révolution ait vidé sa place.

Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre,