Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 4.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
238
INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE

il est facile d’établir entre ces deux hommes le lien le plus étroit d’obéissance. Le soldat est plié à la discipline militaire avant, pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline militaire n’est qu’un perfectionnement de la servitude sociale. Dans les armées aristocratiques, le soldat arrive assez aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très-redoutable dressé à la guerre.

Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d’obtenir jamais de leurs soldats cette obéissance aveugle, minutieuse, résignée et toujours égale, que les peuples aristocratiques leur imposent sans peine. L’état de la société n’y prépare point : ils risqueraient de perdre leurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement ceux-là. Chez les peuples démocratiques, la discipline militaire ne doit pas essayer d’anéantir le libre essor des âmes ; elle ne peut aspirer qu’à le diriger ; l’obéissance qu’elle crée est moins exacte, mais plus impétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la volonté même de celui qui obéit ; elle ne s’appuie pas seulement sur son instinct, mais sur sa raison ; aussi se resserre-t-elle