Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
271
SUR LES SENTIMENTS DES AMÉRICAINS.

des biens matériels, on peut s’attendre qu’il se ferait une réaction prodigieuse dans l’âme de quelques hommes. Ceux-là se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, de peur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le corps.

Il ne faudrait donc pas s’étonner si, au sein d’une société qui ne songerait qu’à la terre, on rencontrait un petit nombre d’individus qui voulussent ne regarder que le ciel. Je serais surpris si, chez un peuple uniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisait pas bientôt des progrès.

On dit que ce sont les persécutions des empereurs et les supplices du cirque qui ont peuplé les déserts de la Thébaïde ; et moi je pense que ce sont bien plutôt les délices de Rome et la philosophie épicurienne de la Grèce.

Si l’état social, les circonstances et les lois ne retenaient pas si étroitement l’esprit américain dans la recherche du bien-être, il est à croire que, lorsqu’il viendrait à s’occuper des choses immatérielles, il montrerait plus de réserve et plus d’expérience, et qu’il se modérerait sans peine. Mais il se sent emprisonné dans des limites dont on semble ne pas vouloir le laisser sortir. Dès qu’il dépasse ces limites, il ne sait où se fixer lui-même, et il court souvent, sans s’arrêter, par delà les bornes du sens commun.