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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

acheter du thé à la Chine. Il arrive à Canton, y reste quelques jours et revient. Il a parcouru en moins de deux ans la circonférence entière du globe, et il n’a vu la terre qu’une seule fois. Durant une traversée de huit ou dix mois, il a bu de l’eau saumâtre et a vécu de viande salée ; il a lutté sans cesse contre la mer, contre la maladie, contre l’ennui ; mais à son retour, il peut vendre la livre de thé un sou de moins que le marchand anglais : le but est atteint.

Je ne saurais mieux exprimer ma pensée qu’en disant que les Américains mettent une sorte d’héroïsme dans leur manière de faire le commerce.

Il sera toujours très difficile au commerçant d’Europe de suivre dans la même carrière son concurrent d’Amérique. L’Américain, en agissant de la manière que j’ai décrite plus haut, ne suit pas seulement un calcul, il obéit surtout à sa nature.

L’habitant des États-Unis éprouve tous les besoins et tous les désirs qu’une civilisation avancée fait naître, et il ne trouve pas autour de lui, comme en Europe, une société savamment organisée pour y satisfaire ; il est donc souvent obligé de se procurer par lui-même les objets divers que son éducation et ses habitudes lui ont rendus nécessaires. En Amérique, il arrive quelquefois que le même homme laboure son champ, bâtit sa demeure, fabrique ses outils, fait ses souliers et tisse de ses mains l’étoffe grossière qui doit le couvrir. Ceci nuit au perfectionnement de l’industrie, mais sert puissamment à développer l’intelligence de l’ouvrier. Il n’y a rien qui tende plus que la grande division du travail à matérialiser l’homme et à ôter de ses œuvres jusqu’à la trace de l’âme. Dans