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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

quand l’esclavage existait, l’expose donc à mille périls après que l’esclavage est aboli.

Laissant le nègre en servitude, on peut le tenir dans un état voisin de la brute ; libre, on ne peut l’empêcher de s’instruire assez pour apprécier l’étendue de ses maux et en entrevoir le remède. Il y a d’ailleurs un singulier principe de justice relative qu’on trouve très profondément enfoncé dans le cœur humain. Les hommes sont beaucoup plus frappés de l’inégalité qui existe dans l’intérieur d’une même classe que des inégalités qu’on remarque entre les différentes classes. On comprend l’esclavage, mais comment concevoir l’existence de plusieurs millions de citoyens éternellement pliés sous l’infamie et livrés a des misères héréditaires ? Dans le Nord, une population de nègres affranchis éprouve ces maux et ressent ces injustices ; mais elle est faible et réduite ; dans le Sud elle serait nombreuse et forte.

Du moment où l’on admet que les blancs et les nègres émancipés sont placés sur le même sol comme des peuples étrangers l’un à l’autre, on comprendra sans peine qu’il n’y a plus que deux chances dans l’avenir : il faut que les nègres et les blancs se confondent entièrement ou se séparent.

J’ai déjà exprimé plus haut quelle était ma conviction sur le premier moyen[1]. Je ne pense pas que la

  1. Cette opinion, du reste, est appuyée sur des autorités bien autrement graves que la mienne. On lit entre autres dans les Mémoires de Jefferson : « Rien n’est plus clairement écrit dans le livre des destinées que l’affranchissement des noirs, et il est tout aussi certain que les deux races également libres ne pourront vivre sous le même gouvernement. La nature, l’habitude et l’opinion ont établi entre elles des barrières insurmontables. » (Voyez Extrait des Mémoires de Jefferson, par M. Conseil.)