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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

néral, la colonie où ne se trouvaient point d’esclaves devenait plus peuplée et plus prospère que celle où l’esclavage était en vigueur.

À mesure qu’on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, si cruelle à l’esclave, était funeste au maître.

Mais cette vérité reçut sa dernière démonstration lorsqu’on fut parvenu sur les bords de l’Ohio.

Le fleuve que les Indiens avaient nommé par excellence l’Ohio, ou la Belle-Rivière, arrose de ses eaux l’une des plus magnifiques vallées dont l’homme ait jamais fait son séjour. Sur les deux rives de l’Ohio s’étendent des terrains ondulés, où le sol offre chaque jour au laboureur d’inépuisables trésors : sur les deux rives, l’air est également sain et le climat tempéré ; chacune d’elles forme l’extrême frontière d’un vaste État : celui qui suit à gauche les mille sinuosités que décrit l’Ohio dans son cours se nomme le Kentucky ; l’autre a emprunté son nom au fleuve lui-même. Les deux États ne diffèrent que dans un seul point : le Kentucky a admis des esclaves, l’État de l’Ohio les a tous rejetés de son sein[1].

Le voyageur qui, placé au milieu de l’Ohio, se laisse entraîner par le courant jusqu’à l’embouchure du fleuve dans le Mississipi, navigue donc pour ainsi dire entre la liberté et la servitude ; et il n’a qu’à jeter autour de lui ses regards pour juger en un instant laquelle est la plus favorable à l’humanité.

Sur la rive gauche du fleuve, la population est

  1. Non seulement l’Ohio n’admet pas l’esclavage, mais il prohibe l’entrée de son territoire aux nègres libres, et leur défend d’y rien acquérir. Voyez les statuts de l’Ohio.