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ÉTAT ACTUEL ET AVENIR DES TROIS RACES.

pénétrer dans la hiérarchie sociale des blancs, il ne saurait y occuper que le dernier rang ; car il entre ignorant et pauvre dans une société où règnent la science et la richesse. Après avoir mené une vie agitée, pleine de maux et de dangers, mais en même temps remplie d’émotions et de grandeur[1], il lui

  1. Il y a dans la vie aventureuse des peuples chasseurs je ne sais quel attrait irrésistible qui saisit le cœur de l’homme et l’entraîne en dépit de sa raison et de l’expérience. On peut se convaincre de cette vérité en lisant les Mémoires de Tanner.

    Tanner est un Européen qui a été enlevé à l’âge de six ans par les Indiens, et qui est resté trente ans dans les bois avec eux. Il est impossible de rien voir de plus affreux que les misères qu’il décrit. Il nous montre des tribus sans chefs, des familles sans nations, des hommes isolés, débris mutilés de tribus puissantes, errant au hasard au milieu des glaces et parmi les solitudes désolées du Canada. La faim et le froid les poursuivent ; chaque jour la vie semble prête à leur échapper. Chez eux les mœurs ont perdu leur empire, les traditions sont sans pouvoir. Les hommes deviennent de plus en plus barbares. Tanner partage tous ces maux ; il connaît son origine européenne ; il n’est point retenu de force loin des blancs ; il vient au contraire chaque année trafiquer avec eux, parcourt leurs demeures, voit leur aisance ; il sait que du jour où il voudra rentrer au sein de la vie civilisée il pourra facilement y parvenir, et il reste trente ans dans les déserts. Lorsqu’il retourne enfin au milieu d’une société civilisée, il confesse que l’existence dont il a décrit les misères a pour lui des charmes secrets qu’il ne saurait définir ; il y revient sans cesse après l’avoir quittée; il ne s’arrache à tant de maux qu’avec mille regrets ; et lorsqu’il est enfin fixé au milieu des blancs, plusieurs de ses enfants refusent de venir partager avec lui sa tranquillité et son aisance.

    J’ai moi-même rencontré Tanner à l’entrée du lac Supérieur. Il m’a paru ressembler bien plus encore à un sauvage qu’à un homme civilisé.

    On ne trouve dans l’ouvrage de Tanner ni ordre ni goût ; mais l’auteur y fait, à son insu même, une peinture vivante des préjugés, des passions, des vices, et surtout des misères de ceux au milieu desquels il a vécu.

    M. le vicomte Ernest de Blosseville, auteur d’un excellent ouvrage sur les colonies pénales d’Angleterre, à traduits les Mémoires de Tanner. M. de Blosseville a joint à sa traduction des notes d’un grand intérêt, qui permettront au lecteur de comparer les faits racontés par Tanner