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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

heureux. Toutefois, les Européens n’ont pu modifier entièrement le caractère des Indiens, et avec le pouvoir de les détruire, ils n’ont jamais eu celui de les policer et de les soumettre.

Le nègre est placé aux dernières bornes de la servitude ; l’Indien, aux limites extrêmes de la liberté. L’esclavage ne produit guère chez le premier des effets plus funestes que l’indépendance chez le second.

Le nègre a perdu jusqu’à la propriété de sa personne, et il ne saurait disposer de sa propre existence sans commettre une sorte de larcin.

Le sauvage est livré à lui-même dès qu’il peut agir. À peine s’il a connu l’autorité de la famille ; il n’a jamais plié sa volonté devant celle de ses semblables ; nul ne lui a appris à discerner une obéissance volontaire d’une honteuse sujétion, et il ignore jusqu’au nom de la loi. Pour lui, être libre, c’est échapper à presque tous les liens des sociétés. Il se complaît dans cette indépendance barbare, et il aimerait mieux périr que d’en sacrifier la moindre partie. La civilisation a peu de prise sur un pareil homme.

Le nègre fait mille efforts inutiles pour s’introduire dans une société qui le repousse ; il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs opinions, et aspire, en les imitant, à se confondre avec eux. On lui a dit dès sa naissance que sa race est naturellement inférieure à celle des blancs, et il n’est pas éloigné de le croire, il a donc honte de lui-même. Dans chacun de ses traits il découvre une trace d’esclavage, et, s’il le pouvait, il consentirait avec joie à se répudier tout entier.

L’Indien, au contraire, a l’imagination toute rem-