Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 2.djvu/193

Cette page a été validée par deux contributeurs.
190
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

curité sans pouvoir s’ouvrir la carrière politique, et que, loin de devenir des législateurs utiles, ils auraient été de dangereux citoyens.

Ces considérations n’échappent pas plus à l’esprit des Américains qu’au nôtre.

« On ne saurait douter, dit le chancelier Kent dans son Traité sur le droit américain (vol. IV, p. 380), que la division des domaines ne doive produire de grands maux quand elle est portée à l’extrême ; de telle sorte que chaque portion de terre ne puisse plus pourvoir à l’entretien d’une famille ; mais ces inconvénients n’ont jamais été ressentis aux États-Unis, et bien des générations s’écouleront avant qu’on les ressente. L’étendue de notre territoire inhabité, l’abondance des terres qui nous touchent et le courant continuel d’émigrations qui, partant des bords de l’Atlantique, se dirige sans cesse vers l’intérieur du pays, suffisent et suffiront long-temps encore pour empêcher le morcellement des héritages. »

Il serait difficile de peindre l’avidité avec laquelle l’Américain se jette sur cette proie immense que lui offre la fortune. Pour la poursuivre, il brave sans crainte la flèche de l’Indien et les maladies du désert ; le silence des bois n’a rien qui l’étonne, l’approche des bêtes farouches ne l’émeut point : une passion plus forte que l’amour de la vie l’aiguillonne sans cesse. Devant lui s’étend un continent presque sans bornes, et on dirait que, craignant déjà d’y manquer de place, il se hâte de peur d’arriver trop tard. J’ai parlé de l’émigration des anciens États ; mais que dirai-je de celle des nouveaux ? Il n’y a pas cinquante