Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 2.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.
182
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

sa carrière n’avait jamais prouvé qu’il eût les qualités requises pour gouverner un peuple libre : aussi la majorité des classes éclairées de l’Union lui a toujours été contraire. Qui donc l’a placé sur le siège du président et l’y maintient encore ? Le souvenir d’une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de la Nouvelle-Orléans ; or, cette victoire de la Nouvelle-Orléans est un fait d’armes fort ordinaire dont on ne saurait s’occuper long-temps que dans un pays où l’on ne donne point de batailles ; et le peuple qui se laisse ainsi entraîner par le prestige de la gloire est, à coup sûr, le plus froid, le plus calculateur, le moins militaire, et, si je puis m’exprimer ainsi, le plus prosaïque de tous les peuples du monde.

L’Amérique n’a point de grande capitale[1] dont l’influence directe ou indirecte se fasse sentir sur toute l’étendue du territoire, ce que je considère comme une des premières causes du maintien des institutions républicaines aux États-Unis. Dans les villes, on ne peut guère empêcher les hommes de se concerter, de s’échauffer en commun, de prendre des résolutions subites et passionnées. Les villes forment comme de

  1. L’Amérique n’a point encore de grande capitale, mais elle a déjà de très grandes villes. Philadelphie comptait, en 1830, 161,000 habitants, et New York 202,000. Le bas peuple qui habite ces vastes cités forme une populace plus dangereuse que celle même d’Europe. Elle se compose d’abord de nègres affranchis, que la loi et l’opinion condamnent à un état de dégradation et de misère héréditaires. On rencontre aussi dans son sein une multitude d’Européens que le malheur et l’inconduite poussent chaque jour sur les rivages du Nouveau Monde ; ces hommes apportent aux États-Unis nos plus grands vices, et ils n’ont aucun des intérêts qui pourraient en combattre l’influence. Habitant le pays sans en être citoyens, ils sont prêts à tirer parti de toutes les passions qui l’agitent ; aussi avons-nous vu depuis quelque temps des émeutes sé-