Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
16
SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

ce que l’on dit d’une imagination forte. Forte, il faut l’entendre par ses effets, qui vont aisément au malaise et même à la maladie, comme la peur le montre ; mais il faut se garder de juger de la consistance des images d’après la physionomie, les gestes, les mouvements et les paroles qui en sont l’accompagnement. L’état délirant qu’on peut appeler aussi sibyllin, dans la fièvre ou dans le paroxysme des passions, est par lui-même éloquent, émouvant, contagieux ; c’est une raison de ne pas croire trop vite que les délirants voient tout ce qu’ils décrivent. Quelqu’un m’a conté qu’à Metz, pendant l’autre guerre, une foule croyait voir l’armée libératrice dans les fenêtres d’une vieille maison. Ils croyaient voir. Mais que voyaient-ils ? Des reflets du soleil, ou des couleurs irisées sans doute. Un vif espoir, et renvoyé par la foule à la foule, déformait leurs discours ; mais dire que l’espoir déformait aussi leurs perceptions, c’est dire plus qu’on ne sait. La psychologie de notre temps ne se relèvera point de son erreur principale qui est d’avoir trop cru les fous et les malades.

J’ajoute qu’il est prudent de ne point trop se croire soi-même, dès qu’une passion forte, ou seulement la passion de témoigner, nous anime. Revenons toujours à l’exemple de la peur, où le jeu de l’imagination est si puissant et la croyance si forte, même quand le pouvoir d’évoquer est incertain et tâtonnant. Au lieu donc de croire, ce qui est proprement la folie d’imagination, que c’est l’objet supposé qui fait preuve et produit l’émotion, il est raisonnable de penser que c’est l’émotion qui fait preuve, et donne ainsi sens et consistance à des impressions par elles-mêmes mal déterminées. Quand on imagine une voix dans le battement d’une horloge, on n’entend toujours qu’un battement d’horloge, et la moindre attention nous en assure. Mais dans ce cas-là, et sans doute dans tous, le jugement faux est secouru par la voix même, et la voix crée un objet nouveau qui se substitue à l’autre. Ici nous forgeons la chose imaginée ; forgée, elle est réelle par cela même, et perçue à n’en point douter.