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LIII

LA DANSE DES POIGNARDS

Chacun connaît la force d’âme des stoïciens. Ils raisonnaient sur les passions, haine, jalousie, crainte, désespoir et ils arrivaient ainsi à les tenir en bride, comme un bon cocher tient ses chevaux.

Un de leurs raisonnements qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus d’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. « Nous n’avons, disent-ils, que le présent à supporter. Ni le passé, ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus et que l’autre n’existe pas encore. »

C’est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J’ai vu un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d’arbre effrayant qu’il tenait en équilibre sur son front. C’est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, dix journées, des mois, des années. L’un, qui a mal à