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XLVIII

HEUREUX AGRICULTEURS

Le travail est la meilleure et la pire des choses : la meilleure, s’il est libre ; la pire, s’il est serf. J’appelle libre au premier degré le travail réglé par le travailleur lui-même, d’après son savoir propre et selon l’expérience, comme d’un menuisier qui fait une porte. Mais il y a de la différence si la porte qu’il fait est pour son propre usage, car c’est alors une expérience qui a de l’avenir ; il pourra voir le bois à l’épreuve, et son œil se réjouira d’une fente qu’il avait prévue. Il ne faut point oublier cette fonction d’intelligence qui fait des passions si elle ne fait des portes. Un homme est heureux dès qu’il reprend des yeux les traces de son travail et les continue, sans autre maître que la chose, dont les leçons sont toujours bien reçues. Encore mieux si l’on construit le bateau sur lequel on naviguera ; il y a une reconnaissance à chaque coup de barre, et les moindres soins sont retrouvés. On voit quelquefois dans les banlieues des ouvriers qui se font une maison peu à peu, selon les matériaux qu’ils se procurent et selon le loisir ; un palais ne donne pas tant de bonheur ; encore le vrai bonheur du