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XLVI

LE ROI S’ENNUIE

Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route tout unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l’amour. Seulement, dès qu’ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s’ennuyaient ; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là ; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-mêmes.

Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par l’imagination que par les biens réels. Cela vient de ce que, lorsque l’on a les biens réels, on croit que tout est dit, et l’on s’assied au lieu de courir. Il y a deux richesses ; celle qui laisse assis ennuie ; celle