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XLIV

DIOGÈNE

L’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer. Cela se voit dans le jeu de cartes ; il est clair, d’après les visages, que chacun contemple alors sa propre puissance de délibérer et de décider ; il y a des Césars de la manille, et des passages du Rubicon à chaque instant. Même dans les jeux de hasard, le joueur a tout pouvoir de risquer ou de ne pas risquer ; tantôt il ose, quel que soit le risque ; tantôt il s’abstient, quelle que soit l’espérance ; il se gouverne lui-même ; il règne. Le désir et la crainte, importuns conseillers dans les affaires ordinaires, sont ici hors du conseil, par l’impossibilité où l’on se trouve de prévoir. Aussi le jeu est-il la passion des âmes fières. Ceux qui se résignent à gagner en obéissant ne conçoivent même pas le plaisir de jouer au baccarat ; mais, s’ils essaient, ils connaîtront au moins pendant un court moment l’ivresse du pouvoir.

Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne, et déplaisent autant que l’on y obéit. Le pilote du tramway a moins de bonheur que le chauffeur de l’omnibus automobile. La chasse libre et