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XL

LE JEU

« Je plains, disait quelqu’un, un homme qui vit seul, qui n’a pas de besoin ni d’inquiétudes que ses ressources ne puissent calmer, je le plains dès que l’âge ou la maladie le toucheront un peu ; car il pensera trop à lui-même. Un père de famille, toujours soucieux, et qui n’arrive point à se délivrer de ses dettes, est bien plus heureux malgré l’apparence, parce qu’il n’a point le temps de penser à ses digestions. » Voilà une raison de se conserver quelques petites dettes, ou de se consoler si on en a.

Quand on conseille aux hommes de rechercher une vie moyenne, tranquille et assurée, on ne leur dit pas assez qu’il leur faudra aussi beaucoup de sagesse pour la supporter. Le mépris des richesses et des honneurs est facile en somme ; ce qui est proprement difficile, c’est, une fois qu’on les méprise bien, de ne pas trop s’ennuyer. L’ambitieux court toujours après quelque chose où il croit qu’il trouvera un bonheur rare ; mais son principal bonheur, c’est d’être bien occupé ; et même quand il est malheureux de quelque déception, il est encore heureux de son malheur. C’est qu’il y voit remède ; et le vrai