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XXXVI

DE LA VIE PRIVÉE

C’est La Bruyère, je crois, qui a dit qu’il y a de bons mariages, mais qu’il n’y en a pas de délicieux. Il faudra que notre humanité se tire de ces marécages des faux moralistes, d’après lesquels on goûterait et on prononcerait sur le bonheur, comme d’un fruit. Mais je dis que, même pour un fruit, on peut l’aider à être bon. Encore bien mieux pour le mariage et pour toute liaison humaine ; ces choses ne sont pas pour être goûtées ou subies, mais il faut les faire. Une société n’est pas comme un ombrage où l’on est bien ou mal, selon le temps et les courants d’air. C’est, au contraire, le lieu des miracles, où le sorcier fait la pluie et le beau temps.

Chacun fait beaucoup pour son commerce ou pour sa carrière. Mais, communément, on ne fait rien pour être heureux chez soi. J’ai déjà bien écrit sur la politesse, certainement sans la louer comme il fallait. Et je ne dis point du tout que la politesse est un mensonge, bonne pour l’étranger : je dis que plus les sentiments sont sincères et précieux, plus ils ont besoin de politesse. Un commerçant qui dirait : « Allez au diable » croirait dire ce qu’il