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XXXI

DANS LA GRANDE PRAIRIE

Platon a des contes de nourrice, qui ressemblent en somme à tous les contes de nourrice, mais qui, par certains petits mots jetés comme en passant, retentissent au fond de nous-mêmes, et éclairent subitement des recoins mal connus. Tel est ce récit d’un certain Er, qui avait été pris pour mort après une bataille, puis revint des Enfers une fois que l’erreur fut reconnue, et raconta ce qu’il avait vu là-bas.

Voici quelle était l’épreuve la plus redoutable. Les âmes, ou ombres, ou comme on voudra, sont conduites dans une grande prairie, et on leur jette devant elles des sacs où sont des destinées à choisir. Ces âmes ont encore le souvenir de leur vie passée ; elles choisissent d’après leurs désirs et leurs regrets. Ceux qui ont désiré l’argent plus que toute chose choisissent une destinée remplie d’argent. Ceux qui en ont eu beaucoup en cherchent davantage encore. Les voluptueux cherchent des sacs pleins de plaisirs ; les ambitieux cherchent une destinée de roi. Pour finir, chacun trouve ce qu’il lui faut, et ils s’en vont, avec leur nouveau destin sur l’épaule,