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ACTE I


Tableau II

La forêt vierge.

Une forêt vierge. — Éclaircie dans la forêt. — À droite et à gauche, groupe de grands arbres, enchevêtrant leurs branches, de façon à faire berceau à mi-hauteur de la scène. — Lianes, plantes exotiques. — Végétation luxuriante. — Le centre de la scène, sous les arbres, est une sorte de plate-forme verdoyante, à côté d’une source placée à l’extrême droite du théâtre. — À partir du deuxième plan, succession de petites éminences disposées en gradins jusqu’à la toile du fond. — Premier plan à droite, une source. — le soleil couchant ne pénètre qu’à peine au milieu de cette masse de verdure. — Le rideau se lève sur un silence. — La scène est entièrement vide ; on entend les clochettes des mules, puis s’avance un palanquin, placé sur une mule richement panachée. — Derrière, un palanquin moins riche, une douzaine de domestiques mexicains font escorte. — Bientôt paraît une caravane ayant un guide en tête, vêtu en chef indien de la tribu des Comanches. — Puis, venant derrière un palanquin porté par deux mules richement harnachées, des domestiques mexicains armés, en tête desquels s’avance, à cheval, don Cornelio précédé d’un guide indien.




Scène I

CORNELIO, ANGELA, LUISA

Lorsque ce cortège, qui défile lentement, est arrivé en pleine scène, le riche palanquin s’entr’ouvre et il apparaît une ravissante tête de jeune fille.

Angela. Don Cornelio !

Cornelio, accourant. Señorita ?

Angela. Votre monture est-elle fatiguée ?… Je suis brisée… et toi, Luisa ?

Luisa, qui occupe le même palanquin. Ma maîtresse a raison, arrêtons-nous.

Cornelio. C’est impossible. Si nous nous arrêtions avant d’être arrivés au rancho, nous serions obligés de camper cette nuit à la belle étoile, ce qui ne serait pas sans danger.

Angela. Bah ! que veux-tu que nous ayons à craindre ?

Manouban. L’œil de Manouban est aussi perçant que celui du chacal dans la nuit. Il y a des Comanches dans la forêt.

Angela. Des Comanches ! Eh ! bon Dieu, qu’est-ce que cela ?

Cornelio. Les Comanches sont des Indiens pillards, qui attaquent quelquefois les caravanes.

Luisa. Oh ! maîtresse, je vous en prie, sortons au plus vite de cette vilaine forêt.

Angela. Allons, soit. Mais je connais quelque chose de plus désagréable encore que la forêt, c’est de voyager à dos de mules par des chemins impossibles. En route, et hâtons-nous.

(L’escorte se remet en marche et disparaît lentement par la gauche. Elle est à peine disparue, que de tous côtés se lèvent des Comanches qui se mettent à ramper silencieusement sur les traces de la caravane. Quand ils ont disparu à leur tour, on voit Curumilla descendre du fond, ayant un rifle en bandoulière ; il porte le costume de chef des Indiens Apaches ; il est grand, jeune encore et sa physionomie est grave.)



Scène II

Curumilla, seul. Ces visages pâles sont plus bavards que les oisillons dans leur nid, quand la mère oublie de leur apporter la pâture… La nièce du grand chef ignore ce que c’est que les Comanches ? elle ne tardera pas à l’apprendre… Mais que m’importe à moi… Suis-je de sa race à elle ? suis-je de la tribu de ces pillards ?… Non… Battez-vous, déchirez-vous, dévorez-vous, Curumilla, le chef apache, n’a jamais aimé, de toute cette race chrétienne, qu’un seul homme, et cet homme n’est pas parmi vous… Il tarde bien, le Tigrero… Un malheur serait-il arrivé à mon frère ?… (Une détonation se fait entendre.) Ah !… la caravane est aux prises avec les Comanches. (Fusillade plus nourrie.) Serait-il arrivé du secours à ces rancheros et à leurs peons ?… Ce n’est plus là le bruit de leurs vieilles espingoles : on dirait la voix du rifle américain ou de la carabine française… Que se passe-t-il donc ?…

(À ce moment, quelques Comanches traversent la scène en fuyant, et en poussant des cris de détresse ; un homme apparaît, lancé à leur poursuite et décharge sa carabine sur les fuyards.)



Scène III

CURUMILLA, LE TIGRERO

Tigrero. Touché !

Curumilla. Tigrero ! mon frère !

Tigrero. Curumilla ! mon vieux et fidèle compagnon. Enfin ! te voilà ! Sais-tu qu’entrés en forêt depuis deux jours, nous cherchons tes traces.

Curumilla. L’œil de mon frère est moins sûr que son cœur. Mais…

Tigrero. Attends !… Les herbes ont remué de ce côté-ci.

Curumilla. Rien… Un écureuil effrayé, voilà tout. Les Comanches ne reparaîtront pas. La fille au visage pâle doit se féliciter de votre arrivée.

Tigrero. Je crois que sans nous, en effet, la charmante enfant allait passer un mauvais quart d’heure. Tu la connais ?

Curumilla. Je n’ai pas vu son visage. En dehors de ma tribu, je ne connais que toi.

Tigrero. Merci, frère. Ah ! nous en avons vu de dures jadis, en Apacheria. Et je te dois la vie, comme tu me dois la tienne. En mêlant notre sang, nous avons mêlé nos âmes. Eh bien, cette sainte amitié que tu m’as vouée, je t’en demande une part pour un autre frère que j’ai, le comte Horace d’Armançay. C’est lui qui nous commandera dans les grandes aventures que nous allons courir… Va, tu peux l’aimer, sa bouche ne s’est jamais ouverte pour mentir, et jamais sa main ne s’est ouverte pour une mauvaise action… Écoute… Voici mes compagnons qui approchent, après avoir rallié la bande éparse de ces pauvres diables qui escortaient la jeune fille… Tu vas voir le comte, tu vas voir Horace, tu vas voir mon frère… Tu seras son frère aussi, tu me le jures ?

Curumilla. J’aimerai qui tu aimes, Tigrero.

Tigrero. Bien cela, compagnon !



Scène IV

HORACE, TIGRERO, CURUMILLA, ANGELA, évanouie, portée dans les bras d’Horace, LUISA, CORNELIO, Péons de la suite d’Angela, Aventuriers de la suite d’Horace.

Horace, paraissant. Tigrero, vite à l’œuvre, un lit de feuilles et un abri de branches… Yvon, ouvre les coffres, défais les bagages et trouve-moi la boîte de secours… Couchons-la provisoirement sous ce palmier… Pauvre chère enfant ! Qu’elle est belle ! Mais, Dieu soit loué, ce n’est qu’un simple évanouissement. (À Cornelio.) Allons, bonhomme, quand vous nous regarderez, là, les yeux effarés, et la bouche béante : allez plutôt puiser de l’eau à cette source ; déchirez un bout de vos manchettes, et humectez ce beau front pâle que l’aile de la mort a failli effleurer.

Cornelio. J’y vais, seigneur Français. Que deviendrais-je, et que dirait le général, si je ne lui ramenais sa nièce saine et sauve !

Horace Elle est la nièce d’un général ?

Luisa. Monsieur, c’est une demoiselle de grand nom que nous ramenons du couvent à Guaymas, chez son oncle, son tuteur et son seul parent, le général Guerrero.

Tigrero. Le général Guerrero ?

Curumilla. Guerrero !

Tigrero. Elle est la nièce de cet homme ?

Curumilla. La fille de doña Rafael.

Horace. Qu’as-tu donc, Tigrero ? pourquoi pâlis-tu ?

Tigrero. Pour rien. Le général Guerrero n’est-il pas en ce moment gouverneur de la Sonore.

Cornelio. En effet, c’est le plus grand général des armées mexicaines.

Tigrero. Oui, je le connais, le misérable. (À Curumilla.) Pauvre enfant !

Curumilla. Ah ! certes !

Tigrero. De Sauves et moi, nous l’avons connue au berceau, nous avons vu son père mourir assassiné, et sa mère expirer sous l’étreinte d’un mal mystérieux.

Curumilla, bas à Tigrero. Que je connais.

Tigrero. Quelle est donc cette fatalité, qui me ramène ainsi sur les traces de ce Guerrero maudit !

Curumilla. Mon père a connu le père de la jeune fille, mais le grand Esprit sait ce qu’il fait, Tigrero ! et l’homme n’est qu’un instrument dans ses mains !

Luisa. Elle revient à elle. Le ciel soit béni !

Horace. C’est vrai. Et quand je songe que tant de jeunesse et de beauté allait être massacré, si la Providence ne m’eût envoyé à son secours ! Allons ! le hasard m’aime, puisqu’il m’a permis d’inaugurer mon expédition par une action généreuse !… Tigrero, l’abri est-il prêt ?

Tigrero. Superbe… Une cabine d’état-major, on y passerait sa vie… Bon ! voilà ses jolies couleurs qui lui reviennent aux joues. La rose blanche redevient rose de Bengale.

Horace. Et quand ces beaux yeux éteints vont se rouvrir à la lumière, c’est sur moi qu’ils fixeront leurs premiers regards ! Les premiers mots que balbutiera cette fraîche bou-