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XCIV.

Si vous voyiez mon cœur ainsi que mon visage,
Vous le verrez sanglant, transpercé mille fois.
Tout bruslé, crevassé, vous seriez sans ma voix
Forcee à me pleurer, & briser vostre rage.

Si ces maux n’appaisoyent encor’ vostre courage,
Vous feriez, ma Diane, ainsi comme nos Rois.
Voyant vostre pourtraict souffrir les mesmes loix
Que fait vostre subject qui porte vostre image :

Vous ne jettez brandon, ne dard, ne coup, ne traict,
Qui n’ait avant mon cœur percé vostre pourtraict.
C’est ainsi qu’on a veu en la guerre civile

Le Prince foudroyant d’un outrageux canon
La place qui portoit ses armes & son nom,
Destruire son honneur pour ruiner sa ville.


XCV.

Sort inique & cruel ! le triste laboureur
Qui s’est arcué le dos à suivre sa charruë,
Qui sans regret semant la semence menuë,
Prodigua de son temps l’inutile sueur,

Car un hyver trop long estouffa son labeur,
Luy desrobbant le ciel par l’espais d’une nuë,
Mille corbeaux pillarts saccagent à sa veuë
L’espic demy pourri, demy sec, demy meur :

Un esté pluvieux, un automne de glace
Font les fleurs, & les fruictz, joncher l'humide place.
A services perdus ! A vous, promesses vaines !

A espoir avorté, inutiles sueurs !
A mon temps consommé en glaces & en pleurs,
Salaire de mon sang, & loyer de mes peines !