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LXXIV.

Ceux qui font à leur dos un innocent outrage.
Enhardis à leur perte & sur soy courageux,
Bourrelés des pechez & des tours vicieux,
Qui reviennent au rouge en leur aspre courage,

Ont un’ humeur pareille à l’amoureuse rage.
Je suis cruel sur moy, ils font cruelz sur eux,
Ilz pensent meriter, & je me sen’ heureux,
Comme ilz font de leurs coups, de mon propre dommage ;

D’un zele hypocritique ils perdent la pitié,
Je suis impitoyable en ma folle amitié,
Ils pleignent fort leurs maux, moy je ne puis me taire,

Mais ils sont repentans d’un enorme forfait,
En ce poinct seulement nostre mal est contraire,
Car si je fuis martyr, c’est pour n’avoir rien fait.


LXXV.

Que peut une galere ayant perdu la rame,
Le poisson hors de l’eau, la terre sans humeur,
Un Roy sans son conseil, un peuple sans Seigneur,
La salamandre froide ayant perdu la flamme ?

Que pourra faire un corps destitué de l’ame,
Et le san orphelin par le coup d’un chasseur ?
Beaucoup moins peut encor le triste serviteur
Esgaré de son cœur, & des yeux de sa dame.

Helas ! que puis-je donc ? je ne puis que souffrir
Et ma force me nuit m’empeschant de mourir.
Je n’imagine rien qu’un desespoir d’absence,

Je puis cercher le fonds de ma fiere douleur,
L’essence de tout mal, je puis tout pour malheur.
Mais c’est à me guerir qu’on voit mon impuissance.