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N° IV. Lettre à S. Exc, le ministre de la marine et des colonies.

29 juin 1824 (Courrier français du 2 juillet).

Monseigneur, j’apprends avec une profonde douleur que l’on vient d’embarquer à bord d’une gabare les 37 déportés de la Martinique, qui ont été conduits à Brest pour y attendre la justice à laquelle ils ont droit de prétendre de la part du gouvernement de S. M. ; que le bâtiment est en rade, et n’attend pour appareiller vers le Sénégal que des vents favorables. Ceux même auxquels leur état physique et leurs infirmités avaient mérité la faveur d’être descendus à terre, ont été rembarqués, et ce coup inattendu va sans doute causer leur mort. Le désespoir a saisi tous les autres, et ils m’en adressent l’expression dans des termes d’autant plus vifs, qu’après avoir examiné à fond leur affaire, je leur ai fait dire qu’il ne pouvait y avoir qu’une opinion sur l’illégalité de la déportation, et qu’ils pouvaient compter sur une réparation éclatante de la justice de S. M. Ces infortunés supposent (car le malheur est quelquefois injuste) que l’on veut ensevelir leurs plaintes dans les déserts du Sénégal. Je m’empresse de leur écrire pour les rassurer ; mais j’ai besoin de l’être moi-même, car si le vaisseau, dont la destination est un mystère, n’a pas encore mis à la voile, c’est parce que les vents du sud-ouest, qui règnent depuis deux mois, en ont empêché le départ.

Je viens donc, en bénissant la Providence de ce bienfait, me jeter aux pieds de V. Exc. pour la supplier d’accorder un sursis ; il en est temps encore. Il ne faut que quelques heures pour en faire expédier l’ordre par le télégraphe : si le vaisseau était parti, comme il doit mouiller à Cadix, l’ordre pourrait encore être expédié par la ligne télégraphique d’Espagne. V. Exc. a sous les yeux, et elle peut mettre sous ceux du conseil des ministres le Mémoire ou Consultation qui prouve que la déportation sans jugement n’est pas autorisée par les lois de la Martinique. Je m’empresse d’ajouter ici que s’il y a eu conspiration, elle vient des créoles et non des hommes de couleur ; on m’a mis à même d’en fournir la preuve : et, si le Mémoire est publié, la France, l’univers entier en seront convaincus. Ce Mémoire est prêt : demain V. Exc. en recevra la copie manuscrite. (Elle l’a reçue le même jour.) Je n’ai pu le produire plus tôt, ne voulant pas m’exposer, dans une circonstance aussi grave, à surprendre la religion du roi et de ses ministres, en écrivant sans preuve, et avant que tous les documens m’eussent été remis. Jugez, Monseigneur, de mon désespoir, si, dans cette circonstance, la voix de la justice n’était pas écoutée ! Il ne me resterait plus, pour accomplir